diff --git "a/fr/3244.html.txt" "b/fr/3244.html.txt" new file mode 100644--- /dev/null +++ "b/fr/3244.html.txt" @@ -0,0 +1,478 @@ + + + + +Mahomet pour certains chercheurs, auteurs multiples pour d'autres + +Claude-Étienne Savary (1783) + +Albin de Kazimirski Biberstein (1852) + +Édouard Montet (1925) + +Muhammad Hamidullah (1959)[1] + +Le Coran (en arabe : القُرْآن, al-Qorʾān?, « la récitation ») est le texte sacré de l'islam. Pour les musulmans, il reprend verbatim la parole de Dieu (Allah). Ce livre est à ce jour le premier et le plus ancien document littéraire authentique connu en arabe ; la tradition musulmane le présente comme le premier ouvrage en arabe, avec le caractère spécifique d'inimitabilité dans la beauté et dans les idées. + +Pour les musulmans, le Coran regroupe les paroles de Dieu, révélations (āyāt) faites au dernier prophète et messager de Dieu Mahomet (محمد, Muḥammad, « le loué ») à partir de 610–612 jusqu'à sa mort en 632 par l'archange Gabriel (جبريل, Jibrīl). Le Coran est parfois appelé simplement al-kitāb (« le Livre »), adh-dhikr (« le Rappel ») ou encore al-furqān (« le Discernement »). En ce sens, il est, pour les musulmans, l'expression d'un attribut incréé de Dieu adressé à l'intention de toute l'humanité. + +Les conditions de la mise par écrit puis de la fixation canonique du texte que la tradition fait remonter au troisième calife, Uthmān, font toujours l'objet de recherches et de débats parmi les exégètes et historiens du XXIe siècle. + +Le mot arabe قُرَْآن, qurʾān, dérive, pour la tradition musulmane, du verbe قرا, qaraʾa, qui signifie « lire, réciter »[2]. Les lexicographes anciens ont vu plusieurs sens étymologiques à ce terme, soit, par exemple, le sens « rassembler/collecter », ou celui de « lire/réciter ». Pour A.S. Boisliveau, dans l’emploi coranique, seul le second est possible. Le terme, qui est un nom d'action, est donc interprétable comme « Récitation »[3]. Le terme va être utilisé pour désigner le Coran, le livre sacré de l'islam[4]. + +Qurʾān est le terme le plus utilisé par le Coran pour se désigner soi-même. Pour autant, il ne peut encore désigner le livre comme un ensemble fixé comme cela sera le cas par la suite[5],[Note 1]. Pour William Graham (en), le Coran désigne un ensemble de révélations « fondamentalement orales » à vocation liturgique, et non un texte écrit et clos. Le terme « Coran » peut ainsi, dans les sources anciennes, dont islamique, évoquer une révélation adressée à d'autres personnes que Mahomet[6]. Pour Boisliveau, le terme qurʾān contient les idées d'oralité et de transmission. Il est employé dans trois situations et « désigne ce qui, du Coran, est récité et transmis par Dieu […] ce qui, du Coran, est récité et transmis par Mahomet, […] une récitation liturgique ». Le premier usage se rapproche du statut du texte biblique, le deuxième est surtout lié à un contexte polémique qui voit utiliser un vocabulaire similaire au premier, le troisième (plus rare) assimile le Coran à une "Écriture Sainte"[5]. La définition exacte de l'objet désigné par ce terme est encore incertaine et il n'est pas non plus certain que les trois usages désignent le même objet[5]. + +De nombreux chercheurs[6] pensent que le mot Coran proviendrait du mot syriaque qeryânâ, ce qui signifie « lectionnaire »[7],[Note 2] avant de prendre en arabe le sens de récitation. Des manuscrits syriaques attestent d'un tel usage au VIe et VIIe siècle[6]. Pour Anne-Sylvie Boiliveau, les études philologiques « ont mis en évidence le lien de ce mot avec le terme qeryānā en syriaque, utilisé par les communautés chrétiennes de l’époque »[8]. Sans nier un lien, elle réfute la thèse d'un emprunt direct. Pour elle, le mot Coran provient de la racine arabe q-r « sur un schème arabe, et non syriaque ». Elle défend que le terme qur’ân est une invention soit coranique soit chrétienne pré-islamique[8] « inspiré par des termes proches (syriaque et hébreu) qui signifient « récitation d’une Écriture sainte ». Cette invention servirait à « faire penser aux récitations pratiquées par les communautés juives ou chrétiennes » afin de sacraliser et de donner une autorité à la récitation liturgique[9]. + +Pour certains auteurs, le terme Coran est à mettre en relation avec les termes qerīʾā et miqrāʾ (possédant la même racine q-r) utilisés dans le judaïsme rabbinique et qui signifie à la fois « le fait de lire à voix haute un passage des Écritures saintes » et « le passage lui-même ». Le second terme est ainsi utilisé par le talmud pour désigner la Bible. Pour Anne-Sylvie Boiliveau, l'influence de ces termes (et du terme syriaque qeryânâ) est « indéniable »[8]. + +Le Coran est divisé en chapitres, appelés « sourates », au nombre de 114, dont la première est appelée Al Fatiha (parfois traduite par « la liminaire », « le prologue », « l'ouverture », ou encore « la mère du livre »). Ces sourates sont elles-mêmes composées de versets nommés āy��t (pluriel de l'arabe āyah, qui signifie « preuve », mais également « signe », et que l'on retrouve notamment dans le mot ayatollah). Les versets sont au nombre de 6 236[10] pour le hafs (lecture orientale) et le warch (lecture occidentale). + +Selon la tradition musulmane, à la suite de la mort de Mahomet, la fixation d'un texte tenu pour seul recevable, la recension officielle, aurait été défini sous le troisième calife, Othman, entre 644 et 656 de l'ère chrétienne. Othman a ressenti le besoin de fixer le texte après la mort de beaucoup de compagnons du Prophète experts en récitation (les qurraʾ ou récitateurs du Coran). Tous les exemplaires connus de recensions divergentes (quant aux sourates ou à l'ordre de celles-ci) furent alors détruits pour ne garder que la « vulgate d'Othman »[11],[12]. Elles sont assemblées dans un ordre de longueur assez sensiblement décroissant, et non dans l'ordre chronologique des révélations. Cet ordre aurait été fixé dans la recension othmanienne selon la majorité des savants musulmans tandis que d'autres l'attribuent à Mahomet lui-même. Toutefois, cette question d'ordonnancement n'acquérant un sens que lors de la mise par écrit du texte[Note 3],[13]. + +Certains des manuscrits de Sanaa montrent des ordonnancements de sourates différents de l'officiel. Selon Moezzi, « 22 % des 926 groupes de fragments étudiés présentent un ordre de succession de sourates complètement différent de l'ordre connu. », il précise en outre que l'ordre des sourates rappelle les recensions d'Ubay et d'Ibn Mas'ûd[14]. + +Diverses tentatives ont été faites pour reconstituer l'ordre chronologique des sourates, y compris par des orientalistes européens tels que Blachère. Des critiques font remarquer toutefois que cet ordre chronologique est trop dépendant de la biographie de Mahomet[15]. + +La tradition musulmane sépare le Coran en deux parties en tentant de les démarquer par des différences de style (vocabulaire, longueur des versets et sourates) et de thèmes abordés[Note 4] : + +Cette division peut aussi être interne aux sourates puisque certaines dites médinoises contiennent des versets mecquois[17]. + +Cette division est en réalité moins géographique que temporelle. Il est significatif que les sourates médinoises qui correspondent à l'An I de l'islam sont associées à la période où Mahomet devient un chef politique. Ainsi, l'islam est bien une doctrine politico-religieuse dont la mission, assignée par le Coran, est l'organisation politique et sociale des musulmans. La période mecquoise antérieure à l'Hégire doit néanmoins être considérée comme le début de la prophétie[18]. Les sourates ont été classées très tôt en "médinoise" ou "mecquoise", sans qu'il soit possible de savoir à quoi correspond exactement cette distinction ni pourquoi des versets d'un groupe sont intégrés dans des sourates de l'autre[19]. + +Un classement chronologique des sourates a été théorisé par les traditionalistes, sur des principes qui remonteraient à Ibn Abbas (mort en 688)[20]. Cela n'empêche pas, toutefois, des « désaccords au sein de la tradition musulmane »[20] et une absence de consensus[21]. Des listes contradictoires sont, en effet, défendues jusqu'au XVIe siècle[22]. E. Stefanidis rappelle qu'au cours des premiers siècles, ces listes sont reçues avec prudence et méfiance[23]. Cette classification est fluide et varie seront les auteurs. Ainsi, plusieurs sourates sont placées, selon les auteurs, dans l'une ou l'autre des catégories. Pour certains exégètes musulmans minoritaires, par exemple, la sourate 102 est médinoise. Les autres la considèrent comme mecquoise[24]. + +Bien qu'elle soit encore utilisée par l'édition imprimée officielle du Coran par les théologiens égyptiens en 1924, « l’idée de cette chronologie est loin d’être un fait bien établi. »[25]. Pour Gabriel Said Reynolds, « l’idée que nous pouvons réorganiser le Coran, suivant l’ordre chronologique selon lequel le Prophète Muḥammad l’aurait proclamé, est pratiquement un axiome des études coraniques. Cette idée repose sur les convictions que le Coran n’a qu’un seul auteur, qu’il n’a aucun rédacteur, et qu’il reflète l’expérience d’une communauté ayant existé autour de Muḥammad, à la Mecque et à Médine, entre 610 et 632 ». Quoi qu'il en soit, les tentatives de définir l’ordre chronologique du Coran en se basant sur les traditions qui sont en majeure partie de nature tardive et spéculative sont problématiques[26]. + +Les chercheurs européens développèrent leur propre système de datation qui ne se voulait dépendant que du Coran sans faire appel à la tradition. Gustav Weil, dans la seconde moitié du XIXe siècle en fut le précurseur en mettant au point une méthode qui lui permit de faire un classement. Nöldeke, Bell, Blachère et d'autres s'en inspirèrent par la suite. Ainsi, trois critères furent retenus en se basant sur le texte coranique : le contenu du texte, le style et les allusions à des événements connus. Il divisa la révélation en quatre périodes, trois mecquoises et une médinoise. Le ton des périodes mecquoises est apocalyptique, émotionnel et use de symboles forts. Le but est d'attirer l'attention et de convaincre. Celui de la période médinoise est plus mesuré. Il y est question d'organiser et de doter de règles de la jeune communauté musulmane. Sabrina Mervin fait remarquer que les résultats obtenus par Weil et ses successeurs ne sont "curieusement pas très éloignés de ceux de la tradition islamique"[27]. Néanmoins, malgré cette volonté d'indépendance vis-à-vis des traditions, ces auteurs sont restés largement dépendants, ce que ne cache pas Nöldeke[note 1],[25] « À la fin de son analyse Blachère fait une allusion à son manquement à la promesse d’éviter une dépendance envers les récits traditionnels. Il explique qu’un classement des passages du Coran seulement selon leurs qualités littéraires, sans aucun lien avec la biographie du Prophète, nécessite un abandon de l’idée traditionnelle que les sourates sont – en général – des unités, proclamées dans leur ensemble par le Prophète. »[25] + +En vue de sa récitation, le Coran a été divisé en fractions de longueur identique. Deux d'entres elles sont devenues plus populaires, la division en trentièmes juz' (جُزْء [juz’], pl. أَجزاء [ajzā']) et celle en soixantièmes hizb (حِزْب [ḥizb], pl. أَحْزاب [aḥzāb]). Chaque hizb est divisé à son tour en quatre quarts ou rub‘ (رُبْع [rub‘], pl. أَرْباع [arbā‘]). Ces subdivisions peuvent étre marquées en marge des Corans. Elles ont permis la publication de Corans en autant de volumes[28]. + +« Les exhortations, les +menaces eschatologiques et les rappels apologétiques constituent l’essentiel »[29] des 6 236 versets du Coran. Viennent ensuite les règles de conduite pour 500 à 600 versets comme « la prescription sur le jeûne, la prière ou le pèlerinage, tout +comme les règles des partages successoraux qui apparaissent plus spécifiquement juridiques », soit moins de 10 % du total[30]. Par ailleurs, sur les 228 « versets légaux » de contenu juridiques qui servent de base au droit musulman, seulement 80 versets sont unanimement incontestés[30]. + +Alfred Morabia a quant à lui constaté que « sur les 35 versets où apparaît le mot jihâd, 22 sʼappliquent à un effort dʼordre général, 10 à la guerre et 3 ont une tonalité spirituelle »[31]. Quant à la racine du mot qtl (tuer, combattre), elle est utilisée « 170 fois dans le Coran, que ce soit pour évoquer la guerre ou le statut juridique du meurtrier ou la question de la prohibition du meurtre »[32]. + +Dans le Coran, ne se trouve que 35 noms de personnages humains en majorité bibliques : 6 personnages (Abu Lahab, Ahmed (identifié à Mahomet), Dhû-l-Qarnayn, Muhammad (Mahomet), Tubbaʿ et Zayd), 5 prophètes arabes (Hûd, Idris, Luqman, Sâlih et Shuʿayb) et 24 personnages bibliques[33]. Pisani met en garde contre une interprétation a posteriori des personnages coraniques à la lumière des traditions musulmanes. Certains courants de l'islam ont, par exemple, défendu que les prophètes avaient été préservés de tous péchés et de toutes fautes. Certains auteurs, même des chercheurs, appliquent ce principe aux personnages coraniques alors que, pour l'auteur, « le Coran rapporte le péché d’Adam, de Moïse, de David, et les fautes de Muhammad »[34]. De même, Chabbi a particulièrement étudié ces questions pour les personnages bibliques, comme Gabriel, le Gabriel coranique étant très éloigné du Gabriel des traditions musulmane[35] ou Ismaël qui a fait l’objet d’une construction postérieure au texte coranique[36]. + +Bien que le nom Muhammad ne soit cité que quatre fois, il y est omniprésent, notamment lorsque le Coran l'interpelle 332 fois avec le terme « dis » (« qul »). Pour ce qui est des sourates 1 à 70 qui représentent plus du 9/10e de la totalité du Coran, seule la sourate 55 (Le Miséricordieux) ne contient aucun verset renvoyant explicitement ou implicitement au Prophète[37]. Ces mentions « Dis ! », qui pour certains chercheurs seraient parfois des ajouts des éditeurs ou scribes[38], sont un procédé rhétorique de construction du Coran en contre-discours[39] et permettent d'accentuer l'origine divine de la phrase ainsi précédée, d'« asseoir l’autorité prophétique de l’allocutaire coranique » et de créer une performativité[40]. + +En dehors de lui, deux contemporains seulement sortent de l'anonymat par une brève mention : son oncle Abu Lahab, et son fils adoptif Zayd (ibn Hâritha). D'un autre côté, les rares femmes individuelles qui aient un rôle sont désignées par des périphrases comme « l'épouse d'Adam ». Il n'y a dans tout le Coran qu'un seul nom propre féminin : celui de Marie même si les auteurs musulmans donnent une identité à la femme de l'intendant pharaonique (Zulaykha) ou encore à la reine de Saba (Bilqîs)[41]. + +Selon Liati, une "unité apparente" se dégage du Coran en raison des formules rhétoriques sur l'omnipotence de Dieu qui parsèment le livre. Pour elle, "le texte coranique dans son ensemble, constitue un genre littéraire original, celui d’une prédication prophétique exprimée au nom de Dieu qui est le seul locuteur"[42]. Pour Sabrina Mervin, le genre littéraire du Coran est unique et son style "se distingue à la fois de la prose et de la poésie : il s'agit de prose assonancée (saj‘), qui n'a ni mètre ni rime systématique, et comporte çà et là des répétitions, des refrains"[43]. Hichem Djaït de son côté précise que le style coranique n'est "pas comparable à la prose et aux textes poétique du IIe siècle", à la Sira d'Ibn Ishaq ou encore aux hadiths[44]. Pour Prémare, "La cohésion de l’ensemble est assurée par la rhétorique et la thématique doctrinale."[45] Dye souligne que plusieurs procédés littéraires et herméneutiques ont été utilisés pour appuyer l'idée d'une unité du texte coranique. L'auteur voit ainsi dans l'ajout de l'impératif "dis !" une "technique éditoriale" pour transformer le texte humain en "texte d'origine divine"[46]. + +Dye par contre, souligne que le Coran est un corpus[Note 6] de texte de genres variés. Pour lui, certains de ceux-ci relèvent de l’oralité tandis que d’autres relèvent « d’une composition proprement littéraire ». Ces hétérogénéités de style se retrouve tant au niveau des sourates qu'à l'intérieur de celles-ci[Note 7],[46].La question des genres littéraires a particulièrement été étudiée par Alfred de Prémare[47], qui voit le Coran comme un corpus d’écritures hétérogènes, et Karim Samji[48],[46]. Ce dernier divise les genres en cinq catégories : prière, liturgie, sagesse, narration, proclamation[48]. Pour liati, le Coran est un "texte morcelé" puisqu'on y trouve des récits mêlés aux exhortations, aux prescriptions légales, aux annonces eschatologiques sans lien apparent[42] + +Un des genres principaux du Coran est celui de la prière. Caractérisés par une adresse initiale à Dieu (rabbana « mon Seigneur » par exemple), ces textes peuvent être des prières communautaires (sourate al-Fatiha) ou personnelles, bien qu'il ne soit pas toujours facile de déterminer la frontière entre les deux. Celles-ci peuvent être à but de supplication, apotropaïque, de louange[46].... Ces dernières rejoignent le genre de l’hymne. La sourate 55 est même considérée comme un « psaume coranique ». Un sous-genre des hymnes est celui de la profession de foi[46]. Le second genre - peut-être le principal - est celui de la narration. Ces récits mettent en valeur des éléments saillants d’une histoire supposée connue de l’auditoire. Les "histoires du châtiment divin" ont une valeur particulière d’ « exhortation et [d’] avertissement ». En cela, ils appartiennent au genre plus large, celui du sermon. Ces textes sont à rapprocher des textes d’instruction. Ceux-ci se trouvent dans le Coran et sont, souvent, introduits par « Ô vous qui croyez »[46]. Khalafallâh distingue, au sein du genre narratif, plusieurs genres de récits[49]. Dans le Coran se trouvent aussi d’autres genres littéraires, comme les proclamations oraculaires, les malédictions[46], les polémiques[50]... + +La mise en avant d'une spécificité du genre coranique est, en particulier, le discours de certains musulmans pour qui associer un concept de technique narrative à ce qu'ils considèrent comme une parole divine pourrait être une forme de banalisation. Par exemple, un ouvrage sur le sujet, paru en 1947, "a été perçu comme une provocation, à la limite du blasphème et de l'apostasie"[51]. Pourtant, Boisliveau souligne que cette distinction, au sein du Coran, de genres littéraires différents est affirmée par le Coran lui-même, selon qu'il se désigne comme un Kitab, une écriture ou un qur'an[Note 8]', une récitation[52]. Gilliot voit, quant à lui, dans la tradition des sept ahruf coraniques une tentative ancienne de classer les genres contenus dans le Coran[53]. + +Selon la religion musulmane, le Coran, parole de Dieu, est, par dogme, incréé, éternel et inimitable. Il est au cœur de la pratique religieuse de chaque croyant. + +Le Coran est perçu par les musulmans comme la parole verbatim de Dieu, « Kalâm »[54] qui parle avec des « nous » de majesté. Pour A.-L. de Prémare, ce procédé rhétorique « vise à abolir chez l’auditeur ou le lecteur toute distanciation par rapport à ce qui est dit »[55]. Dans le cadre d'une organisation du corpus, au IXe siècle, les traditionnistes — ceux qui étaient chargés d'interpréter les « opacités » du texte coranique — cherchèrent à instaurer une « doctrine orthodoxe ». C'est à ce moment qu'éclate la controverse philosophico-théologique de la création du Coran[55]. + +Selon la foi sunnite actuellement majoritaire, le Coran est considéré comme incréé. Pour le courant de l'ibadisme, le Coran est considéré comme créé[56]. De même, pour les alévi chiites, le Coran n'est pas la Parole de Dieu mais celle du Prophète, il est donc créé[Note 9],[57]. + +Les premières discussions[Note 10] sur le concept d'incréation du Coran apparaissent au VIIIe siècle, sous le califat d'Harun al-Rashid[54]. A.-L. de Prémare, qui associe plutôt la controverse au califat de Ma’moun, l'associe au contexte intellectuel marqué par le rationalisme et la présence à Bagdad d'ouvrages de philosophie grecque, perse ou indienne[55]. Pour Louis Gardet, ces discussions ont été influencées par les débats avec les théologiens chrétiens de Damas et la doctrine chrétienne du Logos[60]. Le conflit, parfois violent[61], autour de la création ou de la non-création de celui-ci se cristallise autour de deux principales écoles : + +Le calife abbasside Al-Ma'mūn (VIIIe-IXe siècle), par intérêt politique[54], voulu contrer la seconde école, ce qui conduisit notamment à l'emprisonnement de Ahmad Ibn Hanbal, avant de s’être, selon Ya’qubi, « laissé convaincre de dire, au moins de façon formelle, ce que le calife ordonnait de dire »[55]. Le second mouvement prit sa revanche sous le califat de son successeur Jafar al-Mutawakkil qui, pour des raisons de politique intérieure[55], persécuta les partisans du premier mouvement qui disparurent peu de temps après[55]. La mise en place de cette doctrine de non-création entraîna celle de l'éternité du Coran[54],[Note 13]. De même, pour P. Lory, « ce « tournant » aboutit à une sur-valorisation du rôle du Prophète Muhammad dans le sunnisme courant. »[65]. Cette doctrine ne reçut une « consécration califale officielle » qu'au XIe siècle lors de la lecture de la Qadiriyya[55],[Note 14]. + +Pour Langhade, « sur ce problème de la Parole de Dieu, de sa nature, et de son caractère créé et incréé, la discussion se poursuivra longtemps et jusqu'à aujourd'hui en Islam »[63]. Cette doctrine de l'incréation du Coran n'a jamais été acceptée par tous. Ainsi, Ibn Taymiyya (XIVe siècle) rejeta l'éternité du Coran[54] « Un certain nombre de penseurs musulmans modernes […] estiment que [l]a disparition [du mu'tazilite] fut le plus grand malheur qui ait frappé la pensée religieuse de l’islam[55]. » On a retrouvé au XIXe siècle, au Yémen, les volumineux ouvrages d'Abdel al Jabbar Ibn Ahmad appartenant à l'école shafi'ite, qui ont permis de mieux comprendre l'importance des Mu'tazilites dans la formation de la théologie musulmane actuelle, qu'elle soit sunnite ou chiite[66]. + +La doctrine des attributs (sifa) a été, historiquement, refusée par certaines écoles. Pour les « Gens de l'Unicité divine », cette doctrine entraîne le risque d'association et de multiplicité en Dieu[61]. Ainsi, les traditionnistes « attribuent à Dieu des qualités […] qui seraient éternelles mais distinctes de l'essence divine ». Ils ont été accusés par les Mu'tazilites et les acharites de créer une vision anthropomorphique de Dieu[67]. + +La disparition du mouvement défendant un Coran créé occasionna des compromis entre les écoles. Certains, en particulier l'école asharite[60], défendirent un Coran incréé mais « encre, écriture et papier » créés. « Ce genre de compromis fut toujours combattu par les tenants de la tradition sunnite stricte »[55]. Les thèses traditionalistes, dans leur formulation la plus étroitement littéraliste, se verront confortées avec les enseignements d'Ibn Taymiyya au XIVe siècle jusqu'à Ahmad ibn 'Abd al-Wahhâb (le wahhabisme actuel)[59]. + +Du point de vue ésotérique, le Coran matériel ne serait que la représentation physique, une sorte de réplique, d'un Coran supérieur, occulté aux yeux du profane, un Coran enregistré sur une Table gardée. S'appuyant sur une interprétation du Coran, l'ange Gabriel (Jibril) aurait eu pour mission de faire descendre le contenu du Coran céleste, original dont le Coran matériel est la transcription partielle, le livre mère, Oum El Kittab et de le transmettre à Mahomet[réf. nécessaire]. + +« Ceci est, au contraire, un Coran glorieux écrit sur une table gardée ! » + +— Le Coran, « Les Signes célestes », LXXXV, 21-22, (ar) البروج + +. + +Néanmoins, cette mention d'une « tablette gardée » ou de « livre mère » est absent des discussions concernant l'incréation du Coran. Le lien entre cette doctrine et ces versets coraniques sont, en cela, tardifs[54]. Malgré un certain nombre de hadiths le citant, ce terme reste « énigmatique » et signifie, selon les auteurs, le prototype du Coran ou des différents livres révélés au ciel, le crayon divin, la Connaissance divine, l'« essence de toute écriture », ou même, pour al-Arabi, le « point sous le bâ de la basmallah »[Note 15],[68]. + +Dans la religion musulmane, le Coran est vu comme parfait (car œuvre divine), et donc absolument inimitable dans son sens comme dans sa forme. C'est à partir du IIIe siècle de l'hégire que ce concept est devenu un dogme. C'est le dogme de l'inimitabilité du Coran[69]. + +Les bases du dogme sont présentes dans le texte coranique où plusieurs versets évoquent l'incapacité des hommes à frustrer la volonté de Dieu[70]. Dans le texte coranique, l'inimitabilité du Coran est défendue par le fait qu'aucun homme ou esprit ne serait capable d'imiter le Coran. Cette affirmation crée une rhétorique du défi, présente dans les sourates 17 (v.88), 11(v.13), 2 (v.23)... Ces défis datent de la période mecquoise et sont absents de la période médinoise. Marie-Thèrèse Urvoy associe cette évolution à celle de Mahomet, de prophète à chef politique. Ce défi serait la preuve de l'aspect miraculeux du Coran[71]. Pour Qatâda, ce défi concerne la vérité du texte coranique tandis que pour Tabari, celui-ci concerne le style, les thèmes du Coran étant pour lui inimitables par essence[72]. Tabari cite ainsi comme spécificités de la langue arabe et du texte coranique, la concision, l'usage de l'atténuation ou parfois de l'amplification, de la litote, de l'itération… Gilliot voit dans cette défense de l'inimitabilité du Coran un raisonnement circulaire[Note 16],[72]. Le défi coranique s'inscrit dans le contexte d'émulation et de compétition poétique de l'Arabie pré-islamique[70]. Si les traditions évoquent plusieurs cas de personnes ayant tenté de relever le défi, les « révélations » conservées sont « en leur quasi-totalité […] inventées par les musulmans eux-mêmes » pour critiquer ou ridiculiser les auteurs attribués[73] ; le but de ce défi et du dogme est de prouver l'aspect miraculeux du Coran et ainsi d'attester de Mahomet comme prophète[70] mais aussi d'assurer une incontestabilité à la doctrine musulmane[74]. + +Concernant le contenu, le thème de l'inimitabilité du Coran est évoqué en lien avec l'histoire de Loth par Geneviève Gobillot pour qui la vérifiabilité est un aspect de la rhétorique du Coran[Note 17]. Le Coran, pour l'auteur, « rectifie ou précise certains détails des textes bibliques dans le but d’en améliorer la lecture, non seulement du point de vue de la clarté et de l’exactitude, mais aussi de celui de l’efficacité pédagogique », fait preuve d'une cohérence prouvant la connaissance de la région évoquée[Note 18]. La volonté d’être vérifiable faisant partie de la rhétorique du Coran, « dans le cadre de leur vraisemblance par rapport au contexte historique du pays de Canaan et à l’emplacement de Sodome connu par la tradition, seuls éléments actuellement à notre portée, le défi de l’inimitabilité, au sens de perfection dans l’exactitude des « signes » (āyāt, au sens d’indices), a été pleinement relevé par le Coran »[75]. + +Si une auto-justification du Coran est présente dans le texte coranique, le terme iʿjâz utilisé pour définir l'inimitabilité de celui-ci n'est attesté qu'à partir du IXe siècle et aucun traité ne lui est consacré avant le Xe siècle[71]. L'inimitabilité apparaît dans « sa pleine expression défensive littéraire [...] à la fin du Xe siècle dans les mains du théologien / grammairien al-Rummåni (d. 996) »[76],[Note 19]. Marie-Thérèse Urvoy cite trois étapes définies par Audebert de mise en place de ce dogme, allant d'une inimitabilité linguistique pendant la première, à une seconde privilégiant l'inimitabilité thématique tandis qu'à partir du IXe siècle, le dogme se positionnerait davantage dans le domaine stylistique[71]. Plusieurs auteurs du IXe siècle, comme Al-Gâhiz, ont ainsi défendu la « suprématie de la langue arabe »[72]. Pour Liati, « on constate que le dogme de l’inimitabilité formelle du coran est tardif et qu'il ne s'est imposé que contre des résistances très vives[77] ». Le IXe siècle voit, en effet, des réactions contre une possible inimitabilité stylistique, qui ruinerait « le caractère divin du texte coranique qu'il prétend établir », chaque œuvre pouvant stylistiquement être dépassée[71]. Selon l'historien Maxime Rodinson, ce dogme de la perfection du style coranique fut remis en cause, y compris dans l'islam : « il n'a pas manqué d'esprits libres en Islam pour mettre en doute cette incomparabilité du texte coranique »[78]. Le caractère inimitable du Coran va permettre de fixer la langue arabe. Il n'encourage pas la traduction du Coran dans d'autres langues[79]. + +Pour Gilliot, « Le recours à la soi-disant « inimitabilité » linguistique ou thématique du Coran ne vaut que pour qui adhère à ce theologumenon. Aux yeux du linguiste ou du traducteur, d’inimitabilité, point n’est[80] ! » Pour Maxime Rodinson, cette perfection serait culturellement ressentie par les musulmans, comme pour tout « texte dont on a été bercé depuis l'enfance ». « La beauté du style coranique a été contestée par ceux qui, pour une raison ou une autre, échappaient à l'envoûtement collectif »[78]. Theodor Nöldeke a écrit un article sur ce qui lui paraissait être des défauts stylistiques (rimes, styles, composition…) dans le Coran « dont sont exempts les poèmes et les récits de l'ancienne Arabie » ainsi que des irrégularités grammaticales[81]. Mais pour Jacques Berque, beaucoup de ce que Theodor Nöldeke impute à des vices rhétoriques n'est en fait qu'une spécificité stylistique propre au discours coranique. Pour ce qui est des irrégularités grammaticales ou ce que l'on pourrait prendre comme telles, il en admet quelques-unes comme « incontestables » mais préfère plutôt les nommer « spécificités grammaticales »[82]. Un ouvrage islamique de résolution des « erreurs grammaticales » du Coran a été écrit par Fahr al-Din al-Razi. Pour Michel Lagarde, l'argumentation dogmatique et idéologique, dans celui-ci, l'emporte « sur les faits », les arguments étant « fréquemment forgé[s] […] pour les besoins de la cause »[83]. Quant à Michel Cuypers, il récuse l'affirmation de Nöldeke selon laquelle le fait de passer d'un sujet à un autre avant de revenir au premier sujet serait une faiblesse stylistique. Il reconnait plutôt une structure non linéaire que l'on appelle la « rhétorique sémitique ». Cette rhétorique n'est pas non plus une spécificité qui est propre au Coran comme le pensait Jacques Berque[84] bien qu'il pourrait être un représentant éminent des textes composés sous cette forme particulière[85]. + +Cité et récité dans de nombreux événements et circonstances de la vie (prières quotidiennes, Ramadan, fêtes familiales…), le Coran occupe une place importante dans la vie de tout musulman. Lors de simples lectures et des prières comme par exemple dans les mosquées, il n'est pas seulement récité mais aussi psalmodié. En effet, en citant le Coran, l'imam est censé citer une parole venue de Dieu : il n'est alors plus acteur utilisant sa voix mais instrument de la parole divine. Tel qu'interprété par les oulémas, ou « docteurs de la foi », ce texte est aussi à l'origine du droit musulman. L'exégèse du Coran et les conflits d'interprétation entre les divers courants de l'islam sont ainsi à la base de plusieurs types de compréhensions possibles de notions telles que la charia (loi de l'islam) ou encore le djihad. + +Pour Cuypers et Gobillot, « La meilleure manière d'envisager le Coran, pour y ajuster sa lecture, est sans doute de le considérer pour ce qu'il est en réalité : un lectionnaire liturgique, recueil de textes destinés à être lus au cours de la prière communautaire publique. C'est ce qu'exprime son nom lui-même, puisque le mot Qur 'ân, d'origine syriaque (qeryânâ), désigne, dans cette Église, le texte destiné à la lecture liturgique »[86]. Pour Angelika Neuwirth, le Coran est conçu pour un usage liturgique et à des fins de récitations[87]. + +Dans son usage liturgique, le Coran est toujours utilisé en langue arabe. L'usage liturgique de traduction est autorisé par l'école hanafite mais n'est pas usité[88]. Dans la liturgie, le Coran n'est pas cité sur le mode parlé, autrement que pour des courtes citations dans le cadre de sermons. Le mode liturgique de proclamation du Coran est la psalmodie[89]. + +Le statut particulier des sourates 1, 113 et 114, commençant et finissant le Coran, fait penser davantage à « un encadrement liturgique » absent du Coran primitif qu'à des sourates de révélation[90]. + +« À diverses époques dans toutes les parties du monde musulman », le Coran s'est vu attribuer une action efficace. Certaines traditions remontent un tel usage à Mahomet[91]. La condamnation coranique de la notion de sihr (magie-sorcellerie) est amoindrie « à cause d’une absence totale de définition et de délimitation ». Une distinction est ainsi faite par Ibn Khaldûn entre magie et science des talismans[92]. + +L'idée de magie est déjà dans le Coran et des références coraniques servirent à la légitimation des traités de magie[93]. On trouve déjà dans la biographie de Mahomet « l’incantation thérapeutique (ruqiya), l’imprécation (licân), le rite de propitiation, de guérison ou d’ensorcellement (sihr), les techniques de divination (fa’l), la croyance en des esprits supérieurs efficaces (jinn) »[94]. Cette magie est née dans le fonds de pensée arabe mais connait des évolutions. La ruqiya, technique de guérison par récitation de versets coraniques, connaît, par exemple, un renouveau dans les années 1990[94]. Le contact avec le monde hellénistique va faire pénétrer, à partir du IXe siècle, l'astrologie[Note 20] dans le monde musulman avant un recul à partir du XIIe siècle. À partir de cette période, les pratiques magiques utilisent davantage le texte coranique[94]. Cette magie, connue par sa présence en Afrique, est « d’inspiration islamique [et] passe obligatoirement par le canal de la langue arabe, surtout écrite »[94]. + +Une pratique « légitimée par le Prophète » est la création de talismans contenant des formules coraniques[91]. De nombreuses formes de talismans et d'usage magique du Coran, va de tuniques talismaniques du Sénégal à des coupes magico-thérapeutiques conservées dans une mosquée au Yémen[95]. Cette tradition semble s’être développée à des fins politiques dans les milieux aisés ayant accès à l'écriture avant une démocratisation sociale[91]. Le choix de la sourate utilisée peut dépendre d'un champ lexical ou d'une thématique particulière présent dans celle-ci. Ces extraits sont généralement encadrés par les noms de Dieu et de Mahomet. Le texte fait l'objet de transformation aussi bien dans la forme (répétition, calligraphie...) que dans le sens (usage d'une sourate liée à la pluie pour contrer des pertes sanguines, association de sourates)[91]. La performativité du talisman est aussi liée à celui qui copie le texte coranique[91]. + +L'étude du Coran, possédant plus de 6 000 versets[Note 21], a donné naissance aux sciences coraniques qui consistent non seulement en sa mémorisation mais aussi dans la connaissance des clés de lecture du texte et en son exégèse. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, conseille : « Il faut des clefs du Coran, on n'entre pas dans son monde comme cela[96]. » Parmi les disciplines constituant les sciences coraniques figurent l'ʼIʻrāb (analyse syntaxique des versets), le tabyîn (l’explicitation du sens « littéral »), ou encore le tafsir (exégèse ou interprétation). + +Pour Viviane Liati, « le Coran n’est pas lisible en dehors d’une tradition, c’est-à-dire d’un ensemble d’écrits qui lui fournissent un contexte[77]. » Ce contexte, présenté différemment selon les courants de l'islam ou les époques, a donné lieu à diverses méthodes d'interprétation du Coran. + +Selon l'époque ou le courant de l'islam, le Coran fait l'objet de modes d'interprétation différents. Un même verset peut être interprété selon des modes d'interprétation variés. Ainsi, le verset dit de la lumière (verset 35, sourate 24) a fait l'objet d'une interprétation philosophique par Ibn Sīnā, d'une interprétation symbolique par Gazālī et une dernière soufie par Ibnʿ Arabī[97]. Si toute exégèse islamique se base sur le Coran, Meir Bar-Asher cite, à son propos, les mots de Werenfels : « Chacun cherche à recueillir des dogmes du Livre saint, chacun y trouve ce qu'il y cherche »[98]. + +Les musulmans non-réformateurs considèrent que le Coran « ne légifère pas en fonction d’une époque ou d’une société donnée, mais en fonction de toutes les époques et de toutes les sociétés[77] ». Pour Cuypers, « pendant des siècles, on a surtout répété les commentaires des premiers siècles, y ajoutant +peu de choses nouvelles »[99]. Les mouvements fondamentalistes défendent aussi une décontextualisation du Coran dans « une interprétation atemporelle et anhistorique »[100]. Cette interprétation fondamentaliste « peut être classée comme proche de l’exégèse traditionnelle », par le refus des sciences historiques et l'acceptation des traditions prophétiques mais innove dans la volonté de mener une exégèse thématique et dans l'approche politique[101]. Pour Sambe Bakary, « En tout cas, en affirmant clairement que l’islam a deux sources canoniques (Coran et Sunna), dans son avant-propos, Viviane Liati privilégie une lecture particulière des faits islamiques, celle-là même que l’on reproche à ceux qu’elle appelle les « intégristes musulmans »[102]. + +Dans le monde chiite, s'appuyant sur un hadith prophétique, un principe est que seuls les imams (les descendants d'Ali) peuvent interpréter le Coran. Dans ce courant, « l'allégorie, la typologie et le vocabulaire ésotérique » sont prépondérants. Ainsi, ce courant comprend le récit du voyage nocturne comme une allégorie de l'élévation spirituelle auprès de Dieu[98]. + +Les mouvements mystiques, le soufisme, ont une approche symbolique du Coran. Les versets juridiques ou se voulant historiques sont compris comme une « réalité de l'ordre dans la voie spirituelle ». Ainsi, si la sortie d'Égypte et la montée du mont Sinaï sont acceptées comme événements extérieurs dans le soufisme, elles sont aussi l'image de la montée de l'âme vers la vérité divine. De même, les versets sur le combat sont compris comme un combat de l'homme contre ses « penchants passionnels ». Initialement chiite, cette exégèse se retrouve dans le courant sunnite dès le IIe siècle de l'Hégire. De nombreux versets du Coran font référence à une « compréhension intérieure du Livre »[103]. + +Certains musulmans prônent aujourd'hui une émancipation du tafsir traditionnel et l'acceptation des sciences modernes. Ce principe était déjà celui de Fakhr al-dîn al Râzi qui « incorporait à son tafsir les sciences de son temps ». Héritier du réformisme du XIXe siècle, ce courant peut être considéré comme « moderniste ». Pour celui-ci, il convient de se séparer des « représentations magiques d'un autre âge, comme la croyance dans les djinns ». Ce courant admet que le Coran était destiné à des arabes du VIIe siècle et qu'il est un témoin de leurs conceptions[101]. Pour Cuypers, « Les grands centres de théologie musulmane, comme l’Université al-Azhar, au Caire, restent cependant jusqu’à ce jour très méfiants à l’égard de ces méthodes modernes, jugées trop positivistes et désacralisantes, traitant leur objet comme n’importe quel autre objet des sciences humaines »[99]. + +Le terme Tafsir désigne l’exégèse coranique exotérique (linguistique, théologique…). Plusieurs hadiths rapportent le besoin d'exégèse pour découvrir les différents sens du Coran mais aussi sur le texte coranique qui précise que le Coran contient des « versets clairs » et d'autres « ambigus » et qui possède des exemples d'exégèses au cœur même de son texte[98]. + +Dès les débuts de l'islam, certains compagnons de Mahomet prônent une exégèse du texte coranique ne prenant pas en compte des éléments extérieurs. La question de l'usage des traditions s'est rapidement posée et l'opinion majoritaire durant les trois premiers siècles est qu'une exégèse personnelle n'est pas valable, ce qui est a contrario, une preuve de l'existence d'un courant défendant ce point de vue[98]. + +Un des premiers aspects de l'exégèse coranique fut d'en fixer le texte. La science des Lectures (Qirâ’at) est une science coranique qui s’intéresse aux différentes variantes de lecture du Coran. Ces variantes diffèrent notamment en termes de vocalisations, fins de versets[104]. Jusqu'au VIIIe siècle, cette science des lectures pouvait aller jusqu'à corriger le rasm pour le faire coller à l'« usage de l'arabe »[104]. Tandis que le Coran gagne en précision, la science des Qirâ’at commence à juger les lectures sur la conformité aux rasm présents dans les manuscrits, sur la fiabilité de la transmission et sur le respect de la langue arabe. Ces règles seront systématisées à partir de la réforme d'Ibn Mujâhid[104]. Le nombre de lectures du Coran évolua et « au Xe siècle, fut limité d'abord à sept, puis à dix, et enfin à quatorze ». La diffusion majoritaire aujourd'hui de la lecture dite de Hafs date du XVIe siècle et de l'empire Ottoman et est accentuée par l'impression d'une édition sur ordre du roi Fouad en 1923[105]. + +À partir du IIe siècle, une littérature exégétique doctrinale se met en place. Elle reflète alors « différents courants d'idées nés au fur et à mesure de la diffusion de la nouvelle religion ». Ces interrogations concernent l'essence de Dieu[Note 22], la prédestination[Note 23],[98]... Plusieurs auteurs anciens ont déjà critiqué le tafsir, comme Ibn Khaldûn[101]. + +Les contradictions apparentes qui ont pu être relevées au sein du Coran par certains spécialistes sont expliquées par la science islamique soit par la limitation de l'application d'un des textes (certains jugés généraux tandis que d'autres contextuels), soit par le principe de l'abrogation (les versets abrogés (Mansukh) et les versets abrogeants (Nasikh))[106]. Pour cette dernière, les versets les plus récents relatifs à un sujet donné abrogent les versets les plus anciens sur le même sujet. Il y a plusieurs niveaux d'abrogations selon que l'abrogation porte sur le texte ou seulement sur sa prescription tandis que le texte reste inscrit dans le Coran[107]. Le principe de l'abrogation dont l'élaboration de la méthodologie de la jurisprudence (fiq'h) trouve son origine dans l'ijtihad (effort d'interprétation) de l'imam Al-Chafii[108],[109] repose principalement sur le verset coranique 2:106[107]. + +Le principe de l'abrogation pose une difficulté théologique pour l'islam. Pour le courant majoritaire du sunnisme, la volonté divine est souveraine, immuable et intemporelle. L'abrogation ne serait pas une adaptation aux évolutions du contexte mais ces changements seraient prévus « de toute éternité »[107]. Dans d'autres courants, la fluctuation de la Loi divine y est acceptée comme adaptation au contexte historique puisque le principe de la Sharia est l'« intérêt de la création »[107]. + +Globalement, concernant les prescriptions de vie, les premiers versets dictés à La Mecque ont souvent été abrogés par des versets dictés plus tard à Médine, jugés plus « durs ». L'exemple le plus souvent cité de l'évolution des prescriptions du Coran en fonction de la règle de l'abrogation est celui de l'interdiction de l'alcool[Note 24]. Un autre exemple souvent cité est le verset du sabre (Coran 9:5) qui abolit jusqu'à 114 versets antérieurs prônant la tolérance religieuse[110]. +Cependant, cette vision est loin d'être unanime. En effet, de nombreux savants musulmans soutiennent par exemple que le verset « point de contrainte en religion » n'est pas abrogé par le Coran 9:5 comme Mahmoud Cheltout (1893-1963), qui fut Recteur de la mosquée d'Al-Azhar, dans son livre Le Coran et le combat[111][source insuffisante]. + +Selon Michel Cuypers, deux interprétations se dégagent parmi les savants musulmans. L'une est majoritaire, affirmant que les versets coraniques les plus récents abrogent les plus anciens sur un même sujet. L'autre qui est minoritaire et d'époque moderne affirme que dans le contexte de la révélation c'était le verset 106 de la sourate 2 qui abroge les révélations antérieures (judaïsme et christianisme). Pour ces derniers, ce verset ne peut donc pas justifier l'abrogation de versets coraniques par d'autres versets coraniques[112]. + +Cuypers récuse les deux interprétations. Dans son analyse des versets 87 à 123 de la sourate 2 dont on peut rappeler qu'il y est fait référence aux Juifs principalement, il met en évidence d'une part que le Coran répète pas moins de quatre fois qu'il « confirme » les Écritures antérieures, mais surtout qu'il s'agit en fait d'abolir certains des versets de la Bible et non d'abolir purement et simplement toutes les révélations antérieures ; ici, la question de l'élection exclusive des Juifs comme peuple élu « favorisé » (Coran 2,104) est abrogée par le Coran 2,106. Le Coran modifie la lettre de la Torah, pour en exclure l'idée de peuple élu exclusif. En faisant cela, il « améliore » (Coran 2,106) la Torah en la rendant universelle[112]. + +L'analyse de Geneviève Gobillot rejoint celle de Cuypers. Elle précise entre autres que « le seul passage du Coran qui donne une véritable définition de l'abrogation est, de l'avis unanime des commentateurs et des spécialistes, le verset 2,106. » Et en conclusion de son analyse, elle dit « pour finir c'est donc incontestablement le rationaliste Abu Muslim Ibn Bahr qui a le mieux saisi la question de l'abrogation des Écritures antérieures par le Coran puisque, selon lui, ce n'est pas la totalité de la Bible qui est ainsi abrogée, mais quelques passages bien précis[113] ». + +Pour l'islam, le principe selon lequel le Coran n'a subi aucune altération ou falsification ultérieure à sa Révélation a une valeur dogmatique. Le Coran tel qu'il est aujourd'hui se doit d’être « à tout point conforme au Coran tel qu'il fut « dicté » par l'ange Gabriel à Mahomet, voire à son archétype céleste »[114]. Pour Déroche, « Lorsque l'on analyse les points de vue traditionnels, on y distingue une volonté collective tenace, dont nous pouvons observer le cheminement de ‘Uthmān à al-Bukhāri, en faveur d'une simplification de la situation en ce qui concerne le Coran, ou pour être plus précis, en faveur d'un texte légitimement unique »[115]. C'est ainsi que les récits traditionnels de la composition du Coran, multiples et souvent contradictoires[116], forment une histoire officielle « devenue quasiment un élément du dogme, au même titre que sa révélation divine ». Pour Viviane Comerro, il y a eu « théologisation progressive de l'histoire du texte canonisé » : les informations transmises en Islam à propos de la manière dont le Coran a été rassemblé et fixé ont été rendues conformes au dogme définissant le Coran »[117]. Les sources anciennes montrent, en réalité, une multiplicité de traditions[118]. + +Pour François Déroche, « la tradition musulmane s’est attachée à conserver le souvenir des conditions de mise par écrit, mais les récits qu’elle nous propose soulèvent de nombreuses questions »[118], « Les savants occidentaux ont dans un premier temps traité ces données comme s’il s’agissait de récits historiques, mais cette attitude a fait place à des positions extrêmement critiques dès la fin du XIXe siècle ». Aujourd'hui, de nouvelles approches réétudient les traditions musulmanes. Ainsi, toutes les traditions de compilation sous Abu Bakr et celle d'Othman remontent à Ibn Shihāb al-Zuhrī, comme cela a été démontré par Harald Motzki[119] selon une méthodologie dite « Isnad-Cum-Matin Analysis » qui consiste à reconstituer les chaines de transmission des récits de la tradition, jusqu'au rapporteur principal qui se trouve être le fameux Ibn Shihāb al-Zuhrī mais pour François Déroche, « il n’est pas totalement certain que le récit d’al-Zuhrī ne soit pas le résultat sinon d’une falsification totale, du moins d’une réécriture de l’histoire »[118]. + +« Les savants occidentaux ont dans un premier temps traité ces données comme s'il s'agissait de récits historiques, mais cette attitude a fait place à des positions extrêmement critiques dès la fin du XIXe siècle »[115]. Aujourd'hui, de nouvelles approches réétudient les traditions musulmanes comme document ancien pouvant faire l'objet, en eux-mêmes, de recherches historiques[120]. Toutes ces recherches ont permis de mettre en lumière les incohérences et décalages dans ces récits consacrés à la transmission du Coran[121]. + +Selon la tradition musulmane, la révélation commence dans la grotte de Hira[Note 25],[122] où Mahomet avait pour coutume de se retirer[123], vraisemblablement dans un but de méditation. L'archange Gabriel (Jibrïl en arabe) apparaît, et lui communique les premiers versets du Coran[122] : « Lis ! (ou récite !) Au nom de ton Seigneur qui a créé » (Coran, Sourate 96 : L’adhérence (Al-Alaq), 1). Une révision annuelle du Coran se faisait entre l'archange Gabriel et Mahomet durant le Ramadan. La dernière, en l'occurrence une double révision, est celle qui eut lieu l'année de son décès[121],[124]. + +Selon les traditions musulmanes, au tout début de la révélation, le Coran a été d'abord mémorisé. Les traditions parlent même de certains compagnons de Mahomet venant l'interroger sur la manière de réciter tel ou tel chapitre[125]. Durant la vie de Mahomet, la transmission des textes se faisait principalement oralement, fondée sur cette « récitation » qu'évoque précisément le terme qur'ān, même après l'établissement à Médine. Selon Moezzi, le terme « collecte » (jama'a) a été rendu ambigu par les lexicographes musulmans pour y rajouter l'idée de mémorisation. Cette évolution permet de résoudre des contradictions internes aux traditions et d'occulter les luttes entourant la mise à l'écrit du Coran[126]. Un autre terme, ‘araḍa, rend ambigus les récits sur la compilation du Coran qui désigne à la fois l'enseignement par la mémoire mais possède aussi un sens de collation du texte écrit[118]. Certains versets ou groupes de versets ont été occasionnellement écrits sur des omoplates de chameaux ou des morceaux de cuir, par des croyants. Il s'agit de témoignages fragmentaires et rudimentaires de la notation[11]. + +Selon certains récits traditionnels, le calife Abū Bakr (r. 632-634) est le premier compilateur du Coran. Celui-ci, conseillé par ‘Umar[121] qu'effraie la mort (au cours de la bataille d'’al-‘Aqrabā en 633[116]), de personnes connaissant par cœur l'intégralité du texte, charge Zayd ibn Thâbit, qui avait été scribe de Mahomet de préparer une copie du texte coranique sur des feuillets (Suhuf). Les biographes (tous écrivant plus de 100 ans après la mort de Mahomet) affirment la mémorisation du Coran en entier par de nombreux compagnons[127]. Le texte a alors été rédigé sur des feuillets (sahifa). Une fois complétés et vérifiés par les compagnons de Mahomet, ces feuillets ont été confiés à la garde d’Abou Bakr. Après la mort de celui-ci, le deuxième calife, `Omar ibn al-Khattab (634–644) les reçut. Ceux-ci auraient été transmis à sa mort à sa fille Ḥafṣa, l'une des veuves de Mahomet[116]. + +Les récits font du risque d'oubli du Coran à la suite de la mort de récitateurs lors de la bataille d'al-‘Aqrabā. l'origine de la première compilation du Coran. Ce récit n'est, pour Dye, pas plausible. En effet, d'après les sources musulmanes elles-mêmes, seules deux personnes supposées connaître le Coran sont mortes durant cette bataille. Pour l'auteur, le terme récitateur (qurra) est une incompréhension d'ahl al-qurā, ce qui signifie « villageois »[128]. Pour Schwally, les listes des morts lors de cette bataille fournies par les traditions ne donnent que peu de nom de musulmans susceptibles de connaitre le Coran. « Les inquiétudes que la Tradition attribue à Umar paraissent du coup, moins fondées »[121]. + +D'autres compilations ont été faites, notamment le corpus d'Abdullah ibn Mas`oûd, qui perdura trois siècles[125], mais également de Ubay ibn Ka'b et de Ali ibn Abi Talib. Selon des témoignages tardifs, elles différent en certains points du texte, ainsi que sur le nombre et l’ordre des sourates[129],[116]. À l'inverse, Al-Qurazi (auteur musulman du IIe siècle de l'islam) aurait comparé les Mushafs utilisés par Ibn Mas'ud, Ubayy, et Zaid b. Thabit, et n'aurait trouvé aucune différence entre eux[130]. Pour Dye, « L'existence même de certains de ces codex me paraît douteuse […] il serait imprudent d'en conclure que ces ṣuḥuf ressemblaient au Coran tel que nous le connaissons et qu'ils correspondaient de près à la description que nos sources font des codex dits « pré-‘uṯmāniens »[116]. Pour François Déroche, « La constitution presque simultanée de recensions concurrentes, celles d'Ubayy ou d'Ibn Mas‘ûd par exemple, fait ressortir les enjeux de cette opération : les recueils sont des instruments de pouvoir ou d'opposition, associés à des groupes dont les intérêts divergent »[131]. + +Selon la tradition musulmane sunnite, un compagnon, Hudhayfah, remarque, sous le califat d'Othmân ibn Affân, troisième calife qui règne entre 644 et 656, différentes prononciations de certains mots du Coran selon l'origine des récitateurs[132]. Le calife, percevant les risques de division, aurait alors décidé de réunir l'ensemble des sourates en un ouvrage (mushaf)[133]. Pour ce faire, il demande à Hafsa de lui faire parvenir ses feuillets du Coran qu'elle garde depuis la mort d'Abû Bakr et fait préparer alors plusieurs copies. Cette tâche est confiée à Zayd ibn Thabit, `Abd Allah ibn az-Zubayr, Sa`id ibn al-As, et Abdur Rahman ibn Harith ibn Hisham. `Ali ibn Abi Talib qui détient un manuscrit compilé par lui-même après la mort de Mahomet dont l'ordre des sourates n'est pas la même (celui-ci suit l'ordre chronologique) ne fait aucune objection au mushaf établi par la commission d'Othmân[134],[135]. À l'inverse, cette recension est critiquée par d'autres compilateurs du Coran comme Abdullah ibn Mas`oûd qui était présent lors de la dernière répétition du Coran par Gabriel en présence de Mahomet[136]. + +Selon l'un des récits d'Al-Bukhari, une fois la tâche achevée en 647, Othmân renvoie le manuscrit original à Hafsa et fait parvenir les copies aux différents points importants du territoire musulman[133]. Selon les traditions, quelques-unes de ces copies anciennes existent encore aujourd’hui, telles le Coran d'Othman qui se trouve à Istanbul (Turquie), le manuscrit de Samarcande qui se trouve à Tachkent (Ouzbékistan) et une autre au British Museum de Londres. Il est prouvé que tous ces textes sont en réalité postérieurs[118] de plus d'un siècle[137]. La version d'Uthman met plusieurs siècles à être acceptée par tous les musulmans et a fait l'objet de nombreuses critiques de falsifications de la part d'auteurs principalement chiites mais aussi sunnites[138],[139]. + +Plus tard, Marouane Ibn al-Hakam (m.65H/686), selon un récit d'Ibn Abî Dawoûd, fait détruire les feuillets (souhouf) originaux craignant probablement qu'ils ne deviennent la cause de nouvelles disputes[133]. Pour Dye, cette destruction est un topos pour expliquer leur absence[128]. V. Comerro rejoint cette vision et présente ces évocations des feuillets d'Hafsa comme un rajout rédactionnel servant à réunir les récits de compilation sous Abu Bakr et celui sous Othman[140]. + +Cette mise en avant du récit de l'universalisation sous Othman est progressive et est, en partie due aux savants musulmans médiévaux. Pour François Déroche, « la mise par écrit de ce corpus de récits relatifs à Muḥammad et aux premiers temps de l’islam a pris place dans le courant du VIIIe siècle, à une date plus haute que ce qui était communément admis par les islamologues, leur transmission initiale s’est faite oralement »[141]. Pour cet auteur, « Lorsque l’on analyse les points de vue traditionnels, on y distingue une volonté collective tenace, dont nous pouvons observer le cheminement de ‘Uthmān à al-Bukhārī, en faveur d’une simplification de la situation en ce qui concerne le Coran, ou pour être plus précis, en faveur d’un texte légitimement unique »[118]. + +François Déroche remarque que les traditions liées à la collecte du Coran sous Othman remontent à Ibn Shihāb al-Zuhr, qui connaissant alors des manuscrits plus précis que les premiers manuscrits connus, pourrait avoir « perdu de vue le caractère très défectif de l’écriture de ces manuscrits » et attribué à Othman, dans son récit, des éléments plus récents « qui, de fait, avaient apporté une solution aux nombreux points défectueux »[118]. L'examen de fragments, pourtant censés être postérieurs à Othman, montre que l'écriture manque encore de précision. L'absence de diacritique sur toutes les lettres laisse « la porte ouverte aux divergences »[118], « La nature de l’intervention du calife ‘Uthmān serait donc différente de celle que la tradition lui attribue. » Si son implication dans la transmission du texte coranique ne semble pas remise en cause, son rôle semble davantage « dans la mise en place d’un modèle qui donne une identité visuelle », dans la formation et la sauvegarde d'une vulgate. « La « vulgate ‘uthmānienne » en revanche, soutenue par l’autorité califienne — par ‘Uthmān d’abord, puis par les Omeyyades et les Abbassides, contrôlée et éditée sur la durée, a débouché sur un texte stable dont les manuscrits coraniques contemporains du parisino-petropolitanus contiennent les éléments fondamentaux »[118]. + +En restituant diacritique et vocalisation, « on peut admettre que le texte conservé dans les manuscrits les plus anciens, à une exception notable, correspond à celui de ‘Uthmān ». Néanmoins, « Il n’est pas sûr que les copistes et lecteurs de ces copies aient été tous d’accord entre eux — ni qu’ils l’auraient été avec le lecteur contemporain »[141]. + +La période de mise en place du Coran est, d'après des sources musulmanes, une période de grandes violences et de guerres civiles[142]. Guerres civiles, répressions violentes, massacres sont bien attestés jusqu'aux abbassides[143]. Selon Amir-Moezzi, les sources religieuses sunnites ont eu tendance à cacher et atténuer cette violence afin de légitimer l'arrivée au pouvoir d'Abu Bakr[142]. + +Dans le chiisme, les sources présentent Ali comme le successeur légitimement désigné par Mahomet selon un schéma classique de successions des prophètes bibliques[142]. Pour Madelung, l'étude des textes sunnites permettrait à eux seuls de prouver le coup d'état illégitime d'Abu Bakr au détriment d'Ali[144]. Des références voire une défense de la famille de Mahomet sont présents dans de nombreux écrits sunnites des premiers siècles[145]. Pour certains auteurs musulmans des premiers siècles de l'islam, principalement alides, le Coran a été falsifié par le pouvoir des premiers califes[146]. Pour les alides, ce Coran non falsifié contient des références claires à Ali ainsi que des noms d'adversaires de Mahomet[147]. Selon les alides (qui deviendront des chiites), cette falsification explique la faible présence de Mahomet comme personnage dans le Coran. La croyance chiite dans un Coran complet sauvegardé par Ali et rapporté à la fin des temps est majoritaire jusqu'au Xe siècle, date à laquelle les chiites ont « été contraints » d'adopter la version officielle sunnite pour des raisons aussi bien doctrinales, politiques (prise du pouvoir par des chiites)[147] qu'historiques (« établissement définitif des dogmes et de l’orthodoxie islamiques » qui ne peuvent plus être remis en cause)[148]. « Il y a toujours eu dans le chiisme un courant minoritaire, presque « souterrain » qui va soutenir cette thèse de la falsification, et ce jusqu’à nos jours »[149]. D’après les traditions shiites, le Coran complet sera rapporté par l’imam caché à la Fin des Temps[143]. + +Selon Amir-Moezzi, le sunnisme a essayé a posteriori d'occulter les polémiques sur le texte coranique des débuts[150]. Toujours selon lui, le codex de Sanaa, au-delà des changements orthographiques et lexicographiques, possède des variations dans l'ordre des sourates ou la découpe des versets qui rapproche davantage ce manuscrit des recensions alides (futurs chiites) que de la vulgate uthmanienne[151],[Note 26]. Les parties les plus altérées du Coran, pour les chiites, sont celles qui touchent à la famille directe de Mahomet, qui selon certains hadiths, sont avec le Coran, ce que Mahomet a appelé les « objets précieux »[152]. La disparition des noms et donc du contexte des écrits coraniques rend celui-ci muet, silencieux et, pour le chiisme, seul l'imam peut le rendre parlant[152]. Une interprétation du texte devient nécessaire[143]. Cette doctrine mène vers une approche plus secrète de la lecture coranique dans le chiisme. Dès le Ier siècle de l'Hégire, de nombreux livres d'explication du Coran sont ainsi écrits[153]. Ces ouvrages contiennent souvent des extraits du Coran d'Ali, absents du Coran uthmanien. Ceux-ci sont caractérisés par la présence de nombreux noms de personnages[154]. Des auteurs sunnites critiquèrent l'authenticité de la version uthmanienne. C'est notamment le cas des sourates 1, 12 et 114. « Il est significatif de constater qu'un certain nombre de données reconnues comme étant typiquement chi'ites […] ont été pourtant transmises par de prestigieux auteurs sunnites : […] répression et massacre des membres éminents de la Famille prophétique par le pouvoir califal, etc. »[155]. Ces critiques sont encore plus présentes dans le monde chiite. Pour eux, la version originale complète du Coran a été falsifiée et réduite[152]. + +Pour Amir-Moezzi, une étude historique ne se basant que sur les écrits sunnites ne correspond pas aux critères d'une recherche scientifique. Bien que teintées d'idéologie (comme les premiers écrits sunnites), les sources chiites concordent davantage avec la recherche historico-critique[156]. Moins connus que les sources sunnites, ces textes ont fait l'objet de moins d'études dans le monde de la recherche[156]. Pour Amir Moezzi, le point de vue des vaincus converge avec les données historiques connues et transparaît dans certains écrits sunnites « malgré la censure »[157]. Pour Amir Moezzi, « cette théorie de la falsification du Coran est appuyée par un grand nombre d’orientalistes qui, se servant de sources sunnites comme chiites, ont montré que pendant les trois ou quatre premiers siècles de l’islam, plusieurs Corans, de forme et de contenu différents, ont circulé sur les terres musulmanes »[148]. Pour l'auteur, « Le Coran officiel mis a posteriori sous le patronage de `Utman », a en fait été établi plus tard, probablement sous le califat de l'omeyyade Imad al-Dawla Abdelmalik (685-705) »[158]. À suivre ces données, « afin de justifier ces exactions, le pouvoir califal […] altéra tout d'abord le texte coranique et forgea tout un corpus de traditions faussement attribuées au Prophète […] »[159]. « Selon la vision historique du shi'isme, « l'islam » majoritaire officiel, la religion du pouvoir et ses institutions, ont été élaborés par les ennemis de Muhammad […] »[160]. + +Face au message apocalyptique incompatible avec un pouvoir installé, les ommeyades ont réagi en réinterprétant la tradition et en infléchissant les textes en vue mise en place de la mémoire collective. Cette réécriture a pu même commencé plus tôt. Celle-ci a permis la mise en avant de la figure du calife, au détriment du prophète de l’islam et de sa famille[143]. La malédiction d’Ali depuis la chaire des mosquées devient alors systématique. Cette évolution inclue la mise en place de corpus de textes conforme à la nouvelle mémoire (Coran, hadith) et leur diffusion. ‘Abd al-Malik est un des jalons majeurs de la naissance de l’islam comme religion impériale. Mahomet est « démessianisé » et son enseignement arabisé[143]. + +Après la mise en codex d'Othman, la lecture du Coran restait problématique. L'absence des voyelles brèves et de certaines voyelles longues, des diacritiques de consonne rend le texte ambigu. Gilliot rappelle que ces manques concernent, pour les fragments les plus anciens conservés, plus de la moitié des lettres du texte. La désambiguïsation du texte est la dernière étape dans la vision traditionnelle de la collecte du Coran[139]. Pour certains, l'initiative provient du gouverneur Ubayd Allah b. Zihâd, son secrétaire aurait alors rajouté deux mille articulations au texte[161]. + +Les points diacritiques permettant de différencier certaines consonnes existent de manière ancienne, mais étaient utilisés exceptionnellement jusqu'alors, pour des mots prêtant à des ambiguïtés fortes, comme en témoignent les papyrus PERF 558 (22H/642)[162], le papyrus bilingue P. Mich. 6714 (daté à 22-54H/642-674)[163]. Les différences de graphismes entre le Coran rédigé en Warch et celui rédigé en Hafs, témoignent que la finalisation orthographique des versets s'est faite postérieurement à Mahomet. Certains graphismes liés à des flexions casuelles ou encore à la ponctuation ont également été rajoutés au texte primitif, une fois inventés, pour permettre aux non-initiés la bonne prononciation des versets[164]. + +L'autre nom associé à cette étape est al-Ḥaǧǧāǧ, « l'homme fort du régime omeyyade ». Selon les sources, il aurait juste corrigé des lectures déficientes ou réordonné les versets et les sourates. Pour d'autres, il aurait perfectionné l'écriture par l'ajout des diacritiques manquantes[Note 27],[161]. Selon Malik ben Anass et en contradiction avec le récit officiel de collecte othmanienne, al-Ḥaǧǧāǧ est le premier à avoir envoyé des exemplaires dans les centres de l'Empire[55]. Sur cet épisode, les sources musulmanes sont encore contradictoires[139]. + +« Pour beaucoup de chercheurs, le codex d'al-Ḥaǧǧāǧ n'est qu'une version améliorée du codex de ‘Uṯmān — mais cette thèse ne fait que répéter les récits de la tradition sunnite. », eux-mêmes peu clairs et enfermés dans un cadre dogmatique. Ces traditions sont nées après la canonisation du Coran lorsqu'il est devenu inconcevable qu'il ait évolué[165]. Amir-Moezzi rappelle que le récit de l'orthodoxie majoritaire d'associer des collectes à Abu Bakr et à Uthman est un moyen de présenter un écrit ayant peu de chance d'être altéré[166]. + +Après la mort de Mahomet se met en place un important corpus  scripturaire (Coran, Hadiths...). La mise en place de celui-ci a fait l'objet de débats contrastés entre les chercheurs qui se sont intéressés à la question de l'authenticité mais aussi à celles de la « transmission interculturelle » ou de la « sédimentation historiographique »[167]. + +La réunion en un livre d'un corpus de textes ne va pas de soi. Il est donc naturelle de s'interroger tant sur le « quand ? » que sur le « comment ? » et le « pourquoi ? » de la compilation de celui-ci. Si la tradition semble fournir de nombreux récits, sa plausibilité est remise en question[168]. + +Si cette tradition canonique de la collecte du Coran est acceptée par de nombreux chercheurs, elle est, pour d'autres, une « version dominante [mais] bien sûr, il en existe d'autres ». Pour A.-L. de Prémare, cette version connaît des contradictions entre les récits. Dans l'histoire de la compilation coranique, « Selon les récits qui seront retenus, on ne fait qu'améliorer le texte existant dans le domaine de la graphie et de la grammaire. Selon d'autres, on reprend presque totalement les choses, et on fait détruire tout ce qui existait antérieurement »[Lesquels ?][169]. Pour Amir-Moezzi, "la "réalité" historique semble complètement perdue dans les contradictions des textes et la multiplicité des « représentations » que ceux-ci cherchent à donner de la réalité"[170]. + +Les sources narratives historiques  sont pour la plupart postérieures au IXe siècle et majoritairement écrit hors de l'Arabie[167]. Dye remarque la place particulière de l'Irak dans les récits liés à la collectes du Coran, cela pourrait être lié au rôle d'al-Hajjaaj dans la canonisation de celui-ci[168]. Selon A.-L. de Prémare, cette version canonique fut « fabriquée » par Boukhari entre 850 et 870. Sa version, bien qu'en contradiction avec d'autres auteurs contemporains qui, entre autres, associent la collecte à Abd el-Malik deviendra « la base d’une sorte de catéchisme sur le sujet ». Chez Boukhari, la collecte est présentée de manière ininterrompue sous l'autorité des trois premiers califes rachidun, compagnons de Mahomet[171]. + +Pour Anne-Sylvie Boisliveau, Viviane Comerro a pu « prouver qu’il y a eu « théologisation progressive de l’histoire du texte canonisé » : les informations transmises en Islam à propos de la manière dont le Coran a été rassemblé et fixé ont été rendues conformes au dogme définissant le Coran »[172]. Ce type de texte avait pour fonction théologique et politique d'assurer une légitimité et une authenticité au texte coranique[173]. Pour Borrut, « ce passé primordial arabo-musulman se donne en effet à lire comme un récit composé a posteriori et visant à légitimer un pouvoir musulman confronté à ses propres divisions... »[167]. + +« Si l'on prend en compte la composition du Coran tel qu'il est aujourd'hui, une distinction s'impose entre la rédaction du texte et son processus de canonisation, qui a été progressif. »[174] Cette canonisation du texte « est la reconnaissance par une communauté de l'autorité sacrée d'un texte fixé. »[175] Elle a des bases internes au Coran, mais a fait aussi l'objet d'un processus dans la communauté musulmane[175]. Si la mise à l'écrit du Coran est ancienne, on observe une tendance « à faire remonter la canonisation le plus haut possible afin de se prévaloir d'une authenticité absolue ». L'auteur cite, par exemple, le cas des récits autour d'une dernière récitation par Mahomet[176]. + +Les récits autours de la transmission du Coran montrent sont une rétroprojection sur le VIIe siècle d'une vision plus tardive[168]. Ainsi, ils ne sont plausibles que si le Coran avait une place omniprésente dans la vie des musulmans. Or, « rien ne confirme que le Coran était très connu dans la communauté musulmane avant l'époque marwanide »[168]. En effet, le Coran est jusqu'alors peu présent dans les sources musulmanes. À cette époque, il entre dans le corpus de formation des secrétaires, ce qui fut un vecteur de canonisation[168]. + +La décision de canonisation, deuxième étape du processus[Note 28], semble être liée  à l'impulsion d'Abd al-Malik et d'al-Hajjaj. Il devient alors un canon normatif. Si le Coran devait avoir une place dans la piété des premiers musulmans, al-Hajjaj fait introduire la récitation du Coran à partir du codex dans les mosquées[168]. La troisième étape est cette de la canonisation effective [168]. Déroche fait durer le processus de canonisation jusqu'au début du Xe siècle, à l'époque abbasside, et la définition des critères de validité d'une lecture coranique[176].Plusieurs critères permettent de la définir, celle-ci pouvant aller jusqu'à la fin du Xe siècle et l'acceptation de la vulgate uthmanienne par les chiites[168]. + +Le Coran a donc subi un processus de canonisation, dont l'une des périodes cruciales est celle du règne dAbd al-Malik. « On sait que les canons se forment là ou s'entrecroisent des considérations relatives au texte, au pouvoir et à l'identité confessionnelle et communautaire ». Cela prend place dans une période de centralisation du pouvoir, de tentative de contrôle de la mémoire collective[168]. + +En 2001, Harald Motzki soutenait pour sa part qu'à la fin du premier siècle de l'islam des hadiths ont été formellement enseignés et pas seulement oralement, ajoutant que des déclarations substantiellement incorrectes sur le Coran n'auraient pas pu résister à un examen public aussi précoce[177],[178]. En 2019, Shoemaker rappelle qu’une durée courte ne peut servir à exclure, par principe, des changements au cours une transmission orale de traditions[179]. Pour Amir-Moezzi, la plupart des traditions liées à la collecte du Coran naissent à l'époque omeyyade, quelques dizaines d'années après les faits « quelques dizaines d'années qui comptent pour plusieurs siècles tant entre les deux époques, les énormes conséquences des guerres civiles et des grandes et fulgurantes conquêtes ont bouleversé l'histoire et la mentalité des premiers musulmans[180] ». + +A.-L. de Prémare s'appuie sur trois genres littéraires : les livres historiques écrits au VIIIe siècle et suivants par des musulmans, sur les akhbars (récits ou informations selon un style propre à l'Antiquité)[181] et sur les hadiths pour étayer l'hypothèse de l'existence de versions différentes du Coran[104]. Citons un seul des arguments développés par l'auteur : `Uthmân « ordonne que l'on brûle toute autre collection écrite ou codex ». C'est par cette phrase que nous sommes informés, comme incidemment, de l'existence d'autres écrits[104],[Note 29]. + +Pour A.-L. de Prémare, « la version de Boukhari [de la collecte coranique] est débordée de toutes parts » puisqu'elle est contraire aux études paléographiques mais aussi aux autres récits anciens de la collecte coranique. Ainsi, pour Malik ben Anass (706-796), l'envoi des premiers Corans officiels date du gouverneur omeyyade Hajjaj ben Youssouf sous le califat d'Abd el-Malik[171]. Cette version s'appuie sur d'autres textes contemporains. Ibn Saad associe une « collecte de feuille » au calife Omar et évoque l'existence de plusieurs corpus sous Abd el-Malik. Sayf et Ibn Chabba évoquent un travail de compilation à Médine sous le règne d'Othman mais des destructions de documents sont attestées jusqu'à la fin du VIIe siècle[171]. Le récit sunnite, devenue par la suite « orthodoxe », est aussi dépassé par la recherche critique, qui a montré comment le Coran et les Hadiths n’ont été séparés que progressivement, que le Coran montre un travail rédactionnel, que la Vulgate mit plusieurs siècle à être acceptée par tous les musulmans[182] + +Plusieurs positions ont été défendues par des chercheurs. Les plus sceptiques rejetaient les sources musulmanes postérieures et extérieures[183]. F. Donner, sans nier une construction temporelle, défendait l’existence d’un « noyau » historique dans ces sources narratives[184]. Dye rappelle qu’une tradition religieuse créative, la mémoire étant plastique, le choix ne se limite pas à authenticité et forgerie/conspiration[168]. + +Un Coran datant du VIIe siècle écrit en style mecquois. Versets 61 à 73 de la sourate Al-Qassas. + +Folio du Coran bleu provenant à l'origine de la bibliothèque de la Grande Mosquée de Kairouan (en Tunisie) ; écrit en Kufi doré sur du vélin teint à l'indigo, il date du Xe siècle[Note 30]. + +Un manuscrit Andalou datant du XIIe siècle. + +Le Coran dit « d'Othman » à Tachkent. (IXe siècle) + +Un Coran en style kufique datant du milieu du IXe siècle. + +Depuis le milieu du XIXe siècle, les études coraniques en Occident se développent, à partir de travaux de chercheurs comme ceux de Théodore Nöldeke[185]. Elles sont le résultat d'une exégèse moderne de l'écriture biblique (critique des formes et critiques de la rédaction) et des théories littéraires. Les sciences humaines — notamment, l'anthropologie et l'histoire des religions — commencent à s'y faire sentir (rôle attribué à « l'imaginaire », le passage de l'oral à l'écrit, etc.). + +Le Dictionnaire du Coran fait un point complet sur les apports de la recherche scientifique[186]. Parmi ses auteurs représentatifs, on peut citer M. Cuypers, G. Gobillot, R. Dye, M. Amir-Moezzi[Note 31]… Les institutions religieuses en terre d'islam dénient à ce genre d'approche toute légitimité à se saisir de l'enseignement du Coran[187] et rejettent les recherches menées[188]. Arkoun évoque des personnes « étranger[e]s aux raisonnements et à l'écriture critiques des historiens[Note 32],[189]. » Pour Hanne, le refus de la critique historique se retrouve parmi les « groupes extrémistes »[190] et, pour Amir-Moezzi, l’oubli de la possibilité de débats d’idée est, sans doute, du « à l’émergence récente du fondamentalisme islamique violent »[191]. Pour Gilliot, « il existe d’ailleurs toute une littérature musulmane comportant des attaques contre les orientalistes »[192]. Pourtant, une pensée critique se développe chez des penseurs musulmans (Khalafallâh, Azaiez, Arkoun...). Pour Mohyddin Yahia, cette relecture du Coran présente « plusieurs traits communs qui permettent de la qualifier de moderniste »[Note 33] […] Il est encore trop tôt pour juger si les résultats d'une pareille réinterprétation sont à la hauteur des ambitions affichées — relever victorieusement les défis et les dénis de la modernité à l'endroit d'une Écriture révélée »[187]. Certains de ces penseurs ont connu agressions ou condamnations[188]. Ainsi, Mohyddin Yahia note que cette approche critique « n'a toutefois nullement évincé l'enseignement du tafsîr traditionnel et le prestige qui auréole encore, pour un large public, les grands commentaires classiques »[188]. Ces centres traditionnels sont, pour Cuypers, en « stagnation »[188] et, pour les nouveaux penseurs, cette exégèse neo-traditionnelle s’est enfermée « dans une érudition stérile », ignore les autres disciplines scientifiques et est à but apologétique[187]. + +Ces recherches se divisent en deux grandes orientations : la première porte sur l'histoire du Coran, sa composition, sa « collecte » et sa rédaction. La seconde concerne sa relecture à la lumière des sciences humaines et à une étude critique (notamment des corrélations entre le texte coranique les cultures environnant l'islam à ses débuts[187])[193]. Ainsi par exemple, concernant l'ordre des textes, des études récentes comme celles de Michel Cuypers affirment que les sourates fonctionnent par paires thématiques ; par similitude, antithèse ou complémentarité. L'auteur vérifie que les sourates fonctionnent par paires dans certaines parties du Coran qu'il a pu étudier, et que ces paires fonctionnent souvent par groupe de 2, 3 ou 4 paires[194]. De même et concernant cette fois l'étymologie du mot qurʾān, Anne-Sylvie Boiliveau affirme que « l’analyse de l’emploi du terme qurʾān dans le Coran nous a montré que celui-ci fait aussi référence à la récitation liturgique des juifs et des chrétiens »[8]. + +En outre, le contenu du Coran qui fait référence aux récits antérieurs a mené les chercheurs à se positionner selon l'une des deux écoles historiques[195],[Note 34] : + +Dans un texte de 2000, réédité en 2010, Mervin considère que la grande majorité des historiens de l'islam acceptent la version de la tradition islamique et considèrent que c'est bien ‘Uthmân qui a supervisé la recension du Coran et institué la vulgate malgré quelques voix qui se sont élevées pour contredire cette thèse[198]. En 2019, Dye considère que cette vision, correspondant à une laïcisation du récit traditionnel et autrefois dominant, "reste toujours en partie présente" mais est en train d’être rejetée par la recherche[Note 36],[199]. + +Le Coran est considéré comme étant le premier véritable monument de la prose[Note 37] en langue arabe[200],[201],[202],[203],[204]. Pour Langhlade, « le premier et le plus ancien document littéraire authentique connu en arabe reste, jusqu'à ce jour, le Coran[205] ». Muhammad al-Sharkawi soutient dans son ouvrage Histoire et développement de la langue arabe que le Coran est « le texte le plus important dans l'histoire de la langue arabe »[206], voire « un texte fondateur »[206]. Des chercheurs[207],[208],[209] estiment possible l'existence de traductions écrites de textes liturgiques chrétiens ou d'extraits bibliques en arabe remontant à l'époque préislamique. D’autres[203],[210],[211] contestent cette hypothèse vu qu’elle repose sur des extrapolations[Note 38],[Note 39] et achoppe en l'absence de preuve manuscrite[Note 40]. Le consensus actuel au sein de la recherche est que des textes littéraires et liturgiques circulaient probablement à cette époque en arabe sous forme de traditions orales[211],[212]. + +L'étude des fragments de prose remontant à la période préislamique a permis de relever de nombreuses formes linguistiques et stylistiques similaires à celles retrouvées dans le texte coranique[200]. Ces fragments ne sont cependant attestés que sous la forme d'inscriptions ou de graffiti[213]. Une inscription particulière avait attiré l’attention de Christian Robin : l’hymne de Qaniya[214], une composition littéraire de 27 vers découverte au Yémen et remontant au Ier siècle de notre ère qui « semble être le plus ancien poème monorime de la littérature universelle »[214]. Relevant d’étroites parentés avec la qasida (forme la plus élaborée du poème arabe préislamique), Robin se demande si ce texte est bien l’ancêtre de la poésie arabe. Après avoir exposé les points de divergences, ce dernier conclut que « l'hymne de Qâniya n'est pas à proprement parler l'ancêtre de la qasïda »[214]. + +On sait encore peu de choses sur l'histoire de l'élaboration de la poésie préislamique[201] qui n’est connue qu’à travers des recensions écrites à partir du IXe siècle[201]. Les analystes modernes ont été surpris par « la grande homogénéité linguistique de l’ensemble du corpus »[201]. C’est ce même fait remarquable qui avait suscité des doutes chez certains spécialistes du début du XXe siècle concernant son authenticité. Ce scepticisme a été rejeté par des spécialistes plus modérés à l’image de Régis Blachère qui affirme qu’il « est impossible de mettre en doute la représentativité de l’ensemble du corpus »[201]. C’est surtout avec le développement des recherches sur les littératures de tradition orale que l’on a pu mieux comprendre les caractéristiques du corpus poétique préislamique et reconnaître son authenticité au moins relative[201] ». Il est à noter aussi que la poésie préislamique serait, à la base, une littérature de tradition orale, transmise par la mémoire d’un « transmetteur »[215]. + +Certaines caractéristiques linguistiques rapprochent la langue du Coran de celle de la poésie préislamique (rime, syntaxe, usages de formules...). Cela a été utilisé comme argument par « les adversaires du Prophète musulman pour dévaloriser son message »[201]. S’il est clair que le texte coranique « rappelle, par de nombreux traits les textes attribués par la tradition à la période antérieure, il est cependant incontestable qu’il a introduit dans la fusha (langue arabe) des éléments nouveaux qui joueront un rôle fondamental dans le développement ultérieur de la langue arabe »[201]. Pour Kouloughli, le Coran a fait « exploser »[201] les cadres mentaux traditionnels de la pensée arabe en intégrant des thématiques métaphysiques, juridiques et idéologiques radicalement neuves. Il ajoute que la variété stylistique du texte servira de modèle à tous les développements littéraires ultérieurs de cette langue[201]. + +Le Coran, ne possédant que peu de mentions d'événements, de personnages, est un texte avare sur son propre contexte. Les traditions islamiques ont donc formé un récit et un contexte[216]. Néanmoins, les nouvelles recherches permettent de renverser l'image préconçue et traditionnelle sur l'Arabie préislamique et les inscriptions anciennes permettent d'inscrire celle-ci dans le contexte de l'Antiquité tardive[217]. L'Arabie préislamique ne peut donc être séparée de cette antiquité tardive[218]. Il est donc nécessaire pour étudier le contexte d'apparition du Coran de prendre en compte le double contexte des productions méditerranéennes de l'Antiquité tardive et celui d'une Arabie possédant des particularités[219]. + +Si la manière par laquelle les influences ont été transmises peut encore faire débat, il est possible d'affirmer qu'il existe « plusieurs contextes différents pour le Coran. Le premier contexte est sans aucun doute l'arabe, car il était écrit dans cette langue. Deuxièmement, l'élément biblique fort montre qu'il y avait aussi un contexte chrétien ou juif. [...] Il est également assez clair qu'il y avait un troisième contexte, celui de la religion arabe traditionnelle. »[220] Pour Dye, "cette insistance sur la culture biblique du Coran ne nie pas le substrat arabe préislamique, mais le situe dans une perspective différente de celle qui est impliquée par les récits de la tradition islamique"[216]. + +Cette approche du Coran au sein de la littérature arabe préislamique est aujourd'hui complétée par une vision plus large de celui-ci au sein de la littérature de l'antiquité tardive[221]. Ces travaux créent depuis deux décennies un « profond bouleversement » pour la recherche sur le Coran et « examinent les conditions de son émergence dans un contexte qui est celui de l'Antiquité tardive » grâce aux outils de la linguistique[222]. "La démonstration de l'appartenance du Coran aux traditions textuelles bibliques datant de ce que l'on appelle maintenant l'Antiquité tardive" est pourtant ancienne[223]. Angelica Neuwirth voit dans ce contexte une rupture avec les études précédentes [d'un contexte arabe][réf. nécessaire]. À l'inverse, Gilliot inscrit ces études dans la continuité[Note 41],[224]. L'antiquité tardive est caractérisée par les influences byzantines et romaines, chrétiennes, juives et zoroastrienne[225] dans un contexte de syncrétisme religieux[224] et sans qu'il soit toujours possible de séparer le contexte juif et chrétien[216]. L'Arabie préislamique était en contact étroit avec les régions voisines[226]. Pour Hoyland, « Si nous approuvons la validité de ces contributions arabes à la formation de l’islam, est-ce que cela signifie que la théorie « [islam comme religion] sortant d’Arabie » l'emporte sur la théorie « né de l'Antiquité tardive » ? Il semble pour moi qu'il existe un moyen de sortir de cette dichotomie, à savoir d'accepter que l'Arabie au moment de Mahomet faisait déjà partie du monde antique »[227]. + +Ces études sont basées, aussi bien sur le contexte historique d'émergence du texte coranique, que sur différents aspects linguistique. Ainsi, par exemple, pour Cuypers, « l’usage, par le Coran, d’une rhétorique sémitique en usage chez les scribes de l’Antiquité du Moyen Orient, et les nombreuses relations intertextuelles du Coran avec le monde des écrits religieux qui circulaient à l’époque de son avènement, situent clairement le Livre dans le contexte littéraire de l’Antiquité tardive[228]. » D'autres traits de la rhétorique coranique rapprochent ce texte des autres textes de l'antiquité tardive. « Ainsi, le discours autoréférentiel du Coran [étudié par Boisliveau], caractérisé par une « auto-canonisation » qui argumente en cercle fermé, est globalement différent des Écritures bibliques mais n’en est pas moins proche de certains autres textes sacrés de l’antiquité tardive »[229]. De même, Azaiez reconnaît des formes et des thèmes similaires entre le « contre-discours coranique » et ceux provenant de textes religieux de l'antiquité tardive, en particulier des textes bibliques et parabibliques[230]. Hormis les formes rhétoriques, ce lien se retrouve dans l'étude de l'intertextualité, « qui confronte le texte coranique avec la littérature sacrée circulant dans l’Antiquité tardive »[231]. Ainsi, Reynolds, travaillant en partie sur celle-ci et menant des études sur les langues et les littératures de l'Antiquité tardive, évoque « sa conviction que le Coran a une relation privilégiée avec la littérature chrétienne écrite en syriaque[232] ». L’origine des emprunts coraniques s'étend grandement dans le temps et l'espace, depuis l’empire assyrien jusqu’à la période byzantine. Elle englobe toutes les langues des pays limitrophes de l’Arabie, celles qui appartiennent à la famille sémitique : l’akkadien, l’araméen, l’hébreu, le syriaque, l’éthiopien, le nabatéen, le sudarabique, et les langues non sémitiques des Empires grec, romain et perse[233],[Note 42]. + +Pour Déroche, le Coran est le plus ancien livre en arabe[234]. L’étude des manuscrits permet de mieux connaître ces livres anciens, les traditions de copies et leur cheminement vers un modèle standardisé, « réellement reconnu qu’à partir du IXe siècle »[235]. Les premiers manuscrits sont de formes variées ce qui pourrait illustrer « l’hétérogénéité des pratiques scripturaires de cette époque ». L’observation du codex parisino-petropolitanus l’inscrit ainsi dans une technique de composition grecque, copte et christo-palestinienne. C’est aussi le cas des manuscrits en style A dont la manière d’organiser les feuillets disparaît dans la première moitié du VIIIe siècle[235]. À propos du style B1.a, l’auteur précise qu’« Au niveau de la composition des cahiers, on s’oriente déjà vers une structure standard : celle employée majoritairement par la tradition syriaque ». Ces styles seront bouleversés au cours du VIIIe siècle, probablement à la fin de la période ommeyade[235]. + +Pour Gilliot, l'insistance du texte coranique sur son arabité s'inscrit dans une volonté de se distinguer de ses matériaux constitutifs non-arabe[236],[237]. D'après lui, le Coran s'inscrit dans le cadre de la littérature antique, certains passages pouvant être rapproché des lectionnaires syriaques[236], d'autre de la littérature homélitique[238]. En effet, il peut être observé, dans le Coran, une volonté d'interprétation et de traduction de récits des autres livres sacrés dans l'esprit, bien vivant durant l'antiquité tardive, du targum[236]. Par rapport à l’hypothèse de Luxenberg qui fait remonter l’origine du texte coranique à des lectionnaires syriaques, Herbert Berg[239] note qu’un nombre très restreint de chercheurs a été convaincu par son argumentaire dont Claude Gilliot qui lui aussi fait dans l’exception avec son hypothèse analogue de lectionnaires pré-coraniques. Pour Hoyland, « Le Coran est à bien des égards le dernier document de l’antiquité tardive et nous fournit un moyen de relier l’Arabie, les origines de l’islam et Antiquité tardive »[227]. + +Une des difficultés des recherches sur les contextes coraniques n'est pas de déterminer si une influence de l'Antiquité tardive existe mais comment ces idées ont été transmises[240]. Ainsi, la question de la place occupée par des populations juives et chrétiennes en Arabie, et plus particulièrement dans le Hedjaz est discutée par les chercheurs[Note 43]. Certains auteurs ont prouvé l'existence d'un monothéisme bien plus présent en Arabie que ce qui est transmis par les traditions musulmanes[241] et Griffith souligne que ces communautés appartenaient aux courants dominants au Moyen Orient de cet Antiquité tardive (melkites, jacobites et nestoriens...). Il rejette la vision de nombreux chercheurs qui fait naître le Coran dans des milieux dissidents, comme les «Nazaréens», les Elkasaites ou les Ebionites, non attestés en Arabie au VIIe siècle[242],[Note 44] Ainsi, la tribu de Quraish entretenait des liens étroits avec Byzance. De même, le chef de la confédération de tribus à laquelle appartenait Mahomet était vraisemblablement chrétien[241]. A l'inverse, certains chercheurs s'appuient sur l'absence de source dans le Hedjaz[Note 45] pour défendre la non-implantation de communautés de chrétiens dans cette région[243],[Note 46] ou une implantation en cours[240]. Néanmoins, une distinction doit être faite entre l'absence d'implantation d'une communauté et l'absence d'exposition à des idées[240]. . Plusieurs « options » non-exclusives existent pour expliquer la présence de cette influence mais la question reste ouverte[Note 47],[240]. + +Les manuscrits anciens montrent que le rasm, squelette consonantique, du Coran a été rédigé avant l'ajout des signes diacritiques. Concernant la rédaction du rasm, les chercheurs proposent différentes alternatives allant d’une durée de mise à l'écrit courte à partir de l'œuvre d'un seul auteur jusqu’à un travail rédactionnel collectif et tardif. L'approche hypercritique est plus extrême encore. Pour Dye, deux principaux modèles se dégagent : celui d’une « collecte » précoce du texte coranique sous le calife Othmân ibn Affân, à côté de celui d’une « rédaction » collective et progressive tout au long du VIIe siècle ayant abouti à une forme quasi-définitive sous le califat d'Abd Al-Malik (646-705)[244]. Pour Amir-Moezzi, l'approche critique neutre est aujourd’hui médiane entre les deux extrêmes que sont la date précoce et l'hypercriticisme[245]. + +Alors que les études coraniques avaient connu un arrêt depuis les années 1930, J. Wansbrough, de l'école hypercritique fait partie des auteurs qui, dans les années 1970, relancent les recherches sur les origines du Coran[246] S’appuyant entre autres sur le fait que le Coran n’est pas à la source du droit musulman jusqu’au IXe siècle, il rejette l’existence d’une vulgate othmanienne et fait du Coran une création d’une communauté musulmane déjà existante. Cette datation de la fin du VIIIe siècle, voire au début du IXe siècle est jugée trop tardive par la majorité des chercheurs, dont certains ont appelé cette orientation le courant « révisionniste »[247]. + +Certains auteurs défendent une datation othmanienne de la mise par écrit du Coran, selon le principe du "paradigme Nöldekien"[248]. Ces auteurs, comme Neuwirth, ont été fortement critiqués pour trop grande confiance dans le récit traditionnel[249]. Autrefois dominant dans les études islamologiques, le paradigme nöldekien n'est plus qu' « en partie présent »[250]. Cette datation est défendue par Marijn van Putten. Remarquant des orthographes communes parmi 14 manuscrits anciens du Coran, il conclut sur l'existence d'un archétype écrit et qu'il semble " improbable que cet archétype écrit ait été normalisé beaucoup plus tard que l'époque du règne de Uthmān (24–34 H.)." Au lieu d'une transmission orale du texte, cet archétype aurait été recopié depuis un manuscrit[251]. + +Pour dater la rédaction du Coran, les chercheurs se sont penchés sur les manuscrits anciens. Michael Marx qui codirige avec François Déroche et Christian Robin le projet Coranica révèle en 2014 qu'il existe entre 1 500 et 2 000 feuillets coraniques datant du Ier siècle de l'hégire dont un codex « quasi complet », ce qui confirme pour lui la version traditionnelle des 22 ans (610 à 632) de révélation coranique[252]. Pour François Déroche, ces manuscrits anciens « montrent un texte qui, si nous nous en tenons au rasm nu, correspond pour l’essentiel à la vulgate utmānienne. Les éléments constitutifs de cette dernière sont donc déjà présents, mais un certain nombre de points mineurs ne sont pas encore stabilisés[253],[Note 48]. » Pour l'auteur, « l’histoire de la vulgate coranique est donc à reconsidérer sur une plus longue durée. Si les bases en ont été jetées assez tôt, avant l’intervention du calife ʿUthmān, le rasm n’était pas encore stabilisé à l’époque où a été copié le Parisino-petropolitanus et ne le sera sans doute pas avant le IIe /VIIIe siècle »[254]. En effet, ce manuscrit contient encore des variantes au niveau du rasm « qui ne sont ni conformes à celles que reconnaît la tradition, ni réductibles à des particularités orthographiques »[255]. De même, pour Mohammad Ali Amir-Moezzi, à propos des manuscrits de Sanaa, « En sus de quelques variantes orthographiques et lexicographiques mineures, 22 % des 926 groupes de fragments étudiés présentent un ordre de succession de sourates complètement différent de l'ordre connu »[256]. + +En l'état actuel de la recherche, « si l’existence de témoins manuscrits pré-marwanides [avant 684] ne peut être exclue […], elle n’est en tout cas […] absolument pas prouvée, contrairement à ce qui reste trop souvent affirmé »[257],[Note 49]. Mais la recherche peut chercher à dater la création du texte par la méthode historico-critique, incluant l'étude interne du texte de son style, de son contexte et les sources externes sur le Coran[258]. + +La première approche peut être la critique interne du texte. Dans une approche synchronique et sans aller jusqu'à affirmer que le Coran a un seul auteur, Anne-Sylvie Boisliveau dans son étude souligne que l'aspect unifié du style du texte et de l’argumentation nous démontrerait qu'il y a un « auteur »[Note 50], campant sur ses positions plutôt qu'un ensemble d’« auteurs » débattant entre eux (ce qui aurait créé un style « plat »), en ce qui concerne la part quantitativement la plus importante du Coran qu'elle appelle « le discours sur le statut du texte coranique », et que le Coran aurait été composé à l'époque de Mahomet[259]. À l'inverse, « la critique textuelle peut révéler des strates de composition qui ont été partiellement effacées par l'auteur de la version finale »[260]. Pour F. Déroche, « Telle qu’elle se présente dans l’édition du Caire, l’orthographe coranique est donc le résultat d’un long travail dont les différentes strates sont encore insuffisamment connues »[261]. Une étude menée par M. Lamsiah et E.-M. Gallez porte sur 46 versets « suspectés d’avoir subi une manipulation ». Ces ajouts seraient liés à la rupture entre les judéo-nazaréens et les arabes, ce qui aurait permis de modifier le sens de ce terme en « chrétien » et d’ainsi occulter le lien étroit entre le proto-islam et les judéo-nazaréens. D’autres sont liées au terme « Esprit-Saint » qui sera alors associé à l’ange Gabriel ou à la mise en place du dogme de l’origine divine du Coran[262],[Note 51]. + +L’étude des contextes du texte permet de donner des informations complémentaires. Se basant sur l'absence d'évocation des guerres civiles du début de l'islam (Fitna), Sinai défend que le texte coranique correspond au contexte d'avant 650. Pour Dye, « Shoemaker a pourtant répondu de manière très convaincante » à cette thèse[263]. À l'inverse, pour l'auteur, certains éléments du texte coranique comme « la finalité de la prophétie (Q 33:40) » ou certains autres versets paraissent inexplicables à cette période mais appartiennent au contexte de la seconde moitié du VIIe siècle. De même, les contradictions dans le rapport aux chrétiens ne s'expliquent pas le dans le seul contexte pré-othmanien. L'auteur cite aussi un passage (Q 18:83-102) qui s'inspire d'un texte syriaque, La légende d'Alexandre, datant au plus tôt de 629-630 mais connu vraisemblablement du monde musulman qu'après les conquêtes. Dye en tire la conclusion suivante « le Coran n’a pas un contexte, mais plusieurs. » qui vont jusqu'à l'époque marwanide[263]. + +Il est aussi possible de se baser sur les sources externes. Celles-ci montrent que le Coran ne possède pas la place primordiale que lui attribuent les traditions pour les musulmans du Ier siècle. Les traités et documents officiels du VIIe siècle possèdent ainsi parfois la basmalah mais pas de citations coraniques à la différence de ceux du VIIIe siècle qui en sont parsemés[263]. Les premiers textes qui parlent du Coran, en plus d'en citer des versets, datent de l'époque marwanide tardive. C'est le cas de ‘Abd al-Ḥamīd al-Kātib, secrétaire des califes omeyyades Hišām b. ‘Abd al-Malik (r. 724-743) et Marwān II (r. 744-750). Ces éléments prouvent, si ce n'est une rédaction récente, une canonisation tardive d'un corpus de texte par une autorité qui l'impose. Elle prend place pleinement à l'époque de ‘Abd al-Malik et al-Ḥaǧǧāǧ qui veulent le diffuser et lui donner un rôle important dans les rites et la pensée musulmanes[263]. + +Ainsi, de nombreux auteurs soutiennent une « rédaction » longue jusqu'à la canonisation du texte lors de la réforme d'Ibn Mujâhid[264]. A.-L. de Prémare parle de « révélation partagée » et Cl. Gilliot interroge l'idée d'un Coran comme « fruit d'un travail collectif »[265]. Pour Van Reeth, si la rédaction du Coran commença du temps de Mahomet, « Le Coran est ainsi le produit d’un processus rédactionnel long et complexe ; il est le fruit d’un travail scribal, à partir d’un grand nombre de bribes de textes oraculaires, rassemblés et transmis par les premières générations de musulmans et que la tradition attribuait à Muḥammad »[266]. Ainsi, pour ces auteurs, plusieurs versets coraniques ont été (en accords avec certains récits traditionnels) retirés du Coran pour être rajoutés au corpus des hadiths[267],[268]. Dye conclue que « Si certains écrits coraniques datent de l’époque du Prophète, il ne convient pas pour autant de se limiter au Ḥiǧāz du premier tiers du VIIe siècle pour comprendre l’histoire du Coran. Il y a eu une activité compositionnelle et rédactionnelle après la mort de Muḥammad. Les rédacteurs du Coran sont des auteurs (et non de simples compilateurs) qui ont pu réorganiser, réinterpréter et réécrire des textes préexistants, voire ajouter des nouvelles péricopes […] »[244]. Amir-Moezzi remarque que les premières inscriptions coraniques et l'invention des récits traditionnels renvoient vers la période des Marwanides. « Bien que ce soit une date assez précoce, il reste encore plusieurs décennies plus tard que l'époque du troisième calife. Ces décennies ont été témoins des changements rapides des guerres civiles et des grandes et brillantes conquêtes qui ont transformé le visage de l'histoire et profondément ancré la mentalité des premiers musulmans[269]. » + +Depuis la découverte de très anciens fragments de Coran comme les manuscrits de Sana'a, François Déroche, directeur d'études à l'EPHE, section des sciences historiques et philologiques, écrit : « Au cours de la période qui va jusqu'à la réforme d'Ibn Mujâhid (IVe / Xe siècle), la rédaction à proprement parler est achevée, mais le texte reçoit le complément de ces différents signes qui le précisent progressivement et le fixent de mieux en mieux. L'introduction systématique de la vocalisation et des signes orthoépiques marque véritablement la fin de cette « rédaction »[270], donc près de trois siècles après les fragments de Sana'a[271]. + +La lecture du texte coranique sans diacritique ni vocalisation implique une connaissance préalable du texte[272],[273]. Pour Déroche, « Le rasm conserve une part d’ambiguïté[273]… » Pour Gilliot, « Dans les plus anciens fragments du Coran, estime-t-on, les lettres ambiguës constituent plus de la moitié du texte, et ce n’est qu’occasionnellement qu’elles sont pourvues de points diacritiques »[274] et le système consonnantique peut « donner lieu à des confusions dans la lecture de certains mots »[275] et Orcel cite une anecdote satirique, provenant d'une source du VIIIe siècle, où tous les chanteurs de Médine aurait été châtrés, à la suite d'une confusion née de l'absence de diacritique permettant de différencier les termes « recenser » et « châtrer »[272]. Déroche cite plusieurs exemples de confusion, comme entre des formes verbale telle que « il écrit, tu écris, nous écrivons » ou dans la lecture de versets[Note 52],[273]. + +Selon l’historienne Silvia Naef qui enseigne l’histoire de la civilisation arabo-musulmane à l'Université de Genève, les premiers corans furent rédigés dans une écriture arabe sommaire (le hijâzî) et des divergences de lectures se sont manifestées[276],[Note 53]. Les voyelles brèves et les signes diacritiques furent ajoutés au VIIIe siècle, fixant ainsi une lecture canonique. Il n’y a pas différentes couches rédactionnelles mais différentes lectures. Un certain nombre de termes et d’expressions peuvent s’expliquer de différentes manières. Pour Kouloughli, les premiers essais de normalisation de l'écriture par l'ajout de signes date du califat d'Abd-al-Malik selon un modèle « sans doute inspiré du syriaque »[278]. D'un point de vue historique, les ajouts graphiques apportés à l'époque omeyyade dans les manuscrits coraniques sont : introduction des séparateurs de groupe de versets, modifications de l'orthographe, ou encore introduction de références graphiques définies[279]. Déroche conclut : « La période omeyyade a été témoin d'un véritable bouleversement en matière de transmission manuscrite du texte coranique »[280]. Au VIIIe siècle apparaissent aussi les premières grammaires et les premiers dictionnaires arabes[278]. + +Les réformes d'Abd al-Malik ne sont pourtant pas appliquées généralement. Les manuscrits anciens conservés prouvent une mise en place progressive. « C’est seulement à partir du milieu du ixe siècle que la scriptio plena s’impose définitivement dans la notation du Coran[278]. » Pour Déroche, le système de vocalisation actuel « se répand progressivement à partir de la fin du ixe siècle »[273]. Sept lectures canoniques du Coran (Qira'at) sont fixées au Xe siècle sous l'impulsion de l'imâm des lecteurs à Bagdad, Ibn Mujâhid, même si cette réforme n'était pas consensuelle. Ainsi, Tabari refuse certaines lectures d'Ibn Mujâhid et inversement[273]. Cette question des signes diacritiques est encore discutée par les théologiens musulmans vers l'an 1000[281]. Pour Dye, « la nature même de l’immense majorité des variantes de lecture prouve que nous avons affaire, non au produit d’une tradition orale (ininterrompue), mais aux efforts de philologues pour comprendre un rasm ambigu, sans le secours d’une tradition orale[282]. » + +Ces points diacritiques et vocalisations permettent au monde de la recherche de réinterroger la compréhension classique de certains termes. Pour Dye, la critique textuelle doit parfois se séparer de ces points diacritiques et des voyelles : « Même si elle est correcte la plupart du temps, elle ne remonte pas aux plus anciens témoins matériels du texte, et il n’existe pas de tradition orale, fiable et ininterrompue, qui nous assurerait de sa nécessaire justesse. Idéalement, il faut donc partir du rasm seul »[283]. L'auteur part de ce principe pour réinterroger la compréhension de la sourate 30[284]. De même, certaines relectures des termes coraniques, comme celles de Luxenberg, « se fondent sur l’absence de vocalisation et de signes diacritiques des versions primitives du Coran »[285],[286]. C'est ainsi, que pour Luxenberg, la relecture des mots ambigus (pour les chercheurs et les penseurs musulmans) mène à réinterpréter la sourate al-Kawtar comme une « réminiscence de la première épître de saint Pierre 5, 8-9 »[274]. + +Une autre piste suivie par les historiens-philologues est l'étude du « Coran des pierres », que sont les textes gravés dans la pierre (nommés ici : graffitis) dès les premiers temps de l'islam, antérieurs à l'an 150 de l'hégire. Ces graffitis se trouvent principalement dans l'axe Syrie-Jordanie et dans l'axe Nord-Sud de l'Arabie Saoudite (selon le tracé des anciennes routes commerciales)[287]. Leur étude permet d'étudier la naissance de l'islam à partir de sources antérieures à la mise en place de la Tradition musulmane (ensemble de texte mis par écrit entre la fin du VIIe siècle et le XIe) mais ces études sont encore partielles, en raison de la faiblesse du corpus. En 2019, sur les 112 extraits coraniques actuellement connus, seuls 32 sont datés et seulement la moitié de ceux-ci appartiennent au Ier siècle. Un des plus anciens extraits coranique date de 684 et se trouve en Iraq[287]. + +En 2013, sur les 85 extraits ou bribes du Coran qui ont été étudiés par Frédéric Imbert, 36 % sont conformes à la lettre à la version de la vulgate, tandis que 64 % ne sont pas identiques[288]. Pour ceux qui sont conformes à la lettre, mais moins à l'esprit, Imbert explique : « Ces derniers formulent parfois des péricopes qui sont fort proches de versets mais totalement décontextualisés et sans rapport avec ce qu'ils sont dans le texte coranique »[101]. Par ailleurs, « [Le nombre assez bas de versets coraniques sur les graffitis reflète] sans aucun doute la place de ce texte dans la toute première société arabo-musulmane : un Coran en cours d'élaboration, non encore arrêté dans sa forme définitive et relativement mal diffusé »[101]. Le fait que la majorité des inscriptions anciennes sont des prières d'invocations illustrerait le fait que le Coran n'avait pas " dans le cœur et la mémoire des croyants" encore la place qu'il occupe actuellement[287]. + +Les différences entre le Coran des pierres et la Vulgate sont principalement catégorisées comme suit : + +L'auteur précise pour la clarté que « [c]es variations n'entrent résolument pas dans le cadre des fameuses qirâ'ât, divergences de lecture ou de récitation dont on sait qu'elles furent fixées vers la moitié du Xe siècle ». Pour autant, « il ne faut pas mêler tous ces extraits du Coran comme étant l'expression de divergences et différences notables du Coran »[292]. + +« Le changement de locuteur dans un verset […] pourrait être l'indice d'anciens raboutages datant de l'époque où le texte fut composé […]. Sur la pierre, […] l'allusion au succès du Prophète est totalement gommée […] »[293]. L'auteur conclut ses recherches : « Autant d'éléments qui imposent de nous interroger sur la stabilité du texte avant le début de l'époque abbasside. Son élasticité est flagrante. [Le Coran des pierres] se voudrait plutôt le reflet d'un texte coranique en devenir, souple et non encore fixé, malléable […] »[294]. Imbert souligne le changement de perspective qu'induisent ses recherches : on a longtemps pensé que le Coran aurait été à la source de champs textuels variés. « Aujourd'hui, dans le cas des graffiti, le contraire peut être envisageable : des formules et péricopes diffusément utilisées sur le Proche-Orient auraient fini par intégrer un texte coranique en cours de constitution »[295]. + +Il est désormais acquis, par l’examen des plus anciens manuscrits du Coran, que la plus ancienne mise par écrit date d'avant le Ier/VIIe siècle. C’est tout un mouvement révisionniste largement répandu, qui, du fait de ces résultats récents de la recherche se trouve complètement dépassé[296], à l'image de John Wansbrough ou Patricia Crone et Michael Cook qui avaient suggéré qu’il « n’existait aucune indication de l’existence de corans avant la fin du Ier/VIIe siècle. Il semblerait aujourd’hui qu’une meilleure datation serait plus proche du milieu du Ier/VIIe siècle, voire même avant cette date »[297]. Pour Van Reeth, à propos des corans de la fin du VIIe et du début du VIIIe siècle, « il est vrai que ce Coran fragmentaire présente des variantes considérables, mais il reste somme toute assez proche du texte reçu que nous connaissons aujourd’hui »[298]. + +Le codex Parisino-petropolitanus est un manuscrit qui comportait 98 feuillets (sur un total de 210-220 feuillets, soit environ 45 %[299]) lorsqu'il fut découvert au Caire, dans un dépôt de la mosquée ʿAmr b. al-ʿĀs de Fustāt au début du XIXe siècle. Il fut dispersé dans quatre bibliothèques, Londres, Vatican (avec un feuillet chacun), la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg (vingt-six feuillets) et la bibliothèque nationale de France à Paris[300] qui possède à elle seule soixante-dix feuillets[301]. + +Si aucune mesure au carbone 14 n’a été effectuée, ces feuillets coraniques sont néanmoins considérés parmi les plus vieux aujourd'hui connus : François Déroche les fait remonter à la fin du septième siècle[Note 54], entre 670 et 700[302],[303]grâce à une étude paléographique et par postulat d’après une analyse de l’orthographe qui montre en outre que ce codex est la copie d’un exemplar qui lui est forcément antérieur[304]. Critiquant la datation de Déroche[Note 55], Dye préfère le dater du début du VIIIe siècle[305]. Tillier propose, lui, l'hypothèse que ces feuillets appartiennent à un ouvrage connu par la littérature sous le nom de Coran d’Asmā’. Selon cette hypothèse, il daterait de 695-696[306]. En tout étét de cause, ces feuillets sont postérieurs à Othmân ibn Affân, décédé en 656[307],[308]. + + + +Notice de la BnF concernant cet écrit : + +« [...] Encre sur parchemin, 29,1 × 24,5 cm, BnF, Manuscrits orientaux, arabe 328, f. 10 à 14. + +Copiées sur parchemin dans un format vertical, ces pages de Coran appartiennent à un ensemble d'une soixantaine de feuillets considéré comme le plus ancien exemplaire actuellement conservé. En l’absence de manuscrits datés avant le IXe siècle, c’est sur la base de critères paléographiques et orthographiques que l’on fait remonter ces fragments à la seconde moitié du Ier siècle de l’hégire (VIIe siècle). Ils sont écrits dans un style nommé au XXe siècle hijâzî en référence à Ibn al-Nadîm, célèbre auteur arabe du Xe siècle, qui décrivait dans son Fihrist (Catalogue) les premières écritures employées à La Mecque et Médine, villes du Hedjaz. L'arabe utilise un alphabet consonantique où seules consonnes et voyelles longues sont notées. Des signes diacritiques, placés au-dessus ou en dessous de certaines lettres, permettent de différencier les lettres de forme semblable et de préciser la nature des voyelles brèves. Dans les graphies anciennes, ces signes ainsi que la vocalisation sont absents ou partiellement présents, rendant la lecture du texte sacré plus incertaine. » + +— « Les plus anciens feuillets coraniques conservés », sur BnF[Note 56]. + +Des études comparatives du codex avec le Coran actuel ont été réalisées en 1983 et 2009. Le texte des feuillets disponibles à la BnF n’a pas de différence majeures avec celui-ci. L'absence de diacritique fait dire à François Déroche que si « son rasm non ponctué est effectivement très proche de celui de la vulgate, l’absence des diacritiques, de la vocalisation et des signes orthoépiques laisse planer une part d’ombre substantielle sur ce que les copistes entendaient mettre par écrit[309]. » + +Pour François Déroche, les différents copistes ont travaillé chacun suivant leurs habitudes ou traditions quant à l'orthographe de certains mots ou à la présence de la basmalla dans le texte. Le texte présente aussi des divisions (découpage de chaque sourates en versets) absentes de la version actuelle[310]. François Déroche mentionne aussi des différences au niveau de la sourate 5, des variantes et des particularités, des grattages et des corrections postérieures, etc.[311],[Note 57]. « Il comporte aussi des variantes par rapport au rasm qui ne sont ni conformes à celles que reconnaît la tradition, ni réductibles à des particularités orthographiques[309]. ». Mathieu Tillier confirme la conclusion de Déroche : « En fin de compte, il apparaît que le codex étudié correspond, avec quelques variantes, à la vulgate Uthmanienne », « mais dans une forme où tous ses aspects ne sont pas encore complètement stabilisés »[312]. Néanmoins, pour l'auteur, « on aurait aimé savoir, de manière plus générale, dans quelle mesure les « erreurs », les divergences, les variantes orthographiques, les grattages et les « corrections » purent modifier la signification du texte coranique. Signalons à ce sujet le travail de David S. Powers qui, dans son ouvrage Muḥammad is Not the Father of Any of Your Men, analyse dans le détail un grattage de ce même codex parisino-petropolitanus, et formule l’hypothèse d’une réécriture (avec des changements importants) de versets relatifs aux [droits des] successions dans le courant de l’époque umayyade »[313] « Déroche relève également de nombreux grattages qui entendirent faire disparaître la plupart des fautes ou des divergences par rapport à la norme qui finit par s’imposer »[314]. + +À propos de l'étude du codex Parisino-petropolitanus (codex P.P.) par François Déroche[315], Mehdi Azaiez écrit : « Ce travail tend à démontrer la faiblesse des positions défendant l'idée d'une élaboration tardive du Coran. A contrario, l'auteur plaide pour une mise par écrit très rapide du corpus après la mort de Muhammad et souligne le rôle décisif de la transmission orale ». Ceci ne signifie pas qu'il croit en l'existence d'un corpus unique. En effet, un peu plus loin, il pose la question des variations textuelles : « Comment traiter la complexité des plus anciens manuscrits du Coran dont les variations textuelles sont nombreuses, loin de l'édition coranique du Caire[316] ? » Il reconnaît une rédaction à « une date fort ancienne mais tout de même plusieurs décennies après le temps du troisième calife. Quelques dizaines d’années qui comptent pour plusieurs siècles »[317]. + +Après avoir étudié ce codex, Alba Fedeli[318] aboutit à une conclusion similaire : « L'analyse qui met en évidence la complexité et l'originalité du codex du Coran et du travail des copistes qui ont transcrit le texte, nous semble une captivante et piquante réplique au lieu commun erroné selon lequel les manuscrits coraniques sont identiques ». Plus loin, il conclut que l'hypothèse qu'il y avait un exemplaire initial imposé par le pouvoir central était renforcé[319] mais « la tradition manuscrite est encore insuffisamment codifiée à cette époque ». « C’est l’histoire même de l’édition du calife `Uṯmān qui « demande à être reconsidérée à la lumière de ces témoins primitifs », en dépassant l’approche contraire, à savoir la lecture des manuscrits à la lumière de l’histoire de l’édition du calife `Uṯmān »[320]. Déroche explique que ce Coran illustre « l’incapacité où se trouvaient les copistes d’une période pourtant un peu plus récente que le règne de ʿUtmān à satisfaire aux exigences du projet califien[309]. » + +Connus depuis les années 1930, deux feuillets manuscrits coraniques[321] des archives de la bibliothèque de l'Université de Birmingham sont réétudiés en 2015. Ces fragments contiennent des versets des sourates 18 à 20 écrits à l'encre en hijazi, un style calligraphique arabique ancien. Selon la datation au carbone 14, le support du manuscrit aurait été fabriqué entre 568 et 645 de notre ère[322], soit du temps de Mahomet, qui selon la tradition islamique, a vécu entre 570 et 632[323]. À l'heure actuelle, il n'existe aucune méthode d’analyse physico-chimique qui permette de dater la mise à l'écrit ou l'encre utilisée de manière concluante[324]. Selon David Thomas, spécialiste dans cette université de l'islam et de christianisme, « la personne qui a écrit ces fragments pourrait bien avoir connu le Prophète »[325],[323]. D'autres auteurs soutiennent une différenciation entre la date de fabrication du support et celle de la rédaction de ce Coran, plus tardive au cours du viiesiècle »[326],[327]. Déroche rattache le manuscrit de Birmingham à celui Parisino-petropolitanus qu'il date entre 650 et 675[328]. Alba Fedeli note également le style hijazi du texte et le situe au courant du VIIe siècle[329]. Pour Dye, ce manuscrit pourrait être daté du dernier quart du VIIe siècle, "et même plus plausiblement du premier quart du VIIIe siècle"[330] + +Il existe également un manuscrit M a VI 165 qui se trouve à l'université de Tübingen en Allemagne depuis 1864. L'utilisation récente du carbone 14 a permis de dater le parchemin du manuscrit entre 649 et 675 apr. J.-C. avec une probabilité de 95,4 %, soit 20 à 40 ans après la mort de Mahomet et 2 à 27 ans après l'imposition de la vulgate d'Othmân (en 647 selon la tradition[331]). On note toutefois une discordance avec la datation paléographique qui donne vers le milieu du VIIIe siècle[332]. Quelques ratures témoignent que des altérations ont été opérées[Note 58]. Ce manuscrit contient 77 feuillets, du Coran 17;37 jusqu'au 36;57[333], ce qui constitue 26,2 % de la totalité du Coran actuel. La taille du manuscrit qui est écrit sur un parchemin est de 19,5 cm x 15,3 cm, contenant 18-21 lignes par pages[334],[335],[336]. + +Certains palimpsestes seraient des versions plus anciennes. L'analyse des manuscrits de Sana'a par ultraviolets a mis au jour un texte sous le texte actuel sur le manuscrit 01-27.1. Ce texte effacé, mis au jour par les techniques scientifiques, révèle de nombreuses différences avec le Coran actuel[338]. D'après l'étude d'Asma Hilali[339], il s'avère être un manuel de lecture et d’apprentissage du Coran[340],[341],[342]. L'auteur suppose« la présence d'un texte du Coran écrit ou oral antérieur au texte inférieur et qui fait autorité »[339] Néanmoins, pour E. Cellard, " force est de reconnaître que le palimpseste adhère fortement [au concept du Livre Coran tel qu'il est attesté à la fin du VIIe siècle] et que le caractère irrégulier de son écriture ou de sa mise en page, fait en réalité partie de l’identité du muṣḥaf à la fin du VIIe siècle"[343]. . La couche inférieure date du VIIe siècle tandis que la couche supérieure est datée du VIIIe siècle. Les publications ont permis de mettre en lumière les variantes : « l’édition d[e Hilali] comporte onze variantes, alors que l’édition de Sadeghi en donne trente-quatre pour le même feuillet »[344]. Un autre palimpseste étudié entre autres par Mingana a été daté entre la moitié du VIIe siècle et le début du VIIIe siècle. La différence avec la version officielle n'est pas encore totalement tranchée[Note 59]. Alain George évoque une « altération du rasm, quoique sans incidence sur le sens[345] ». + +Des chercheurs invitent à la prudence concernant l'interprétation des résultats de la datation carbone des manuscrits anciens[346]. Pour François Déroche, « Bien que les publications récentes semblent trop confiantes dans leur dépendance à la méthode C14, le dernier mot devrait rester chez le philologue, l'historien ou le paléographe ». L'auteur cite ainsi des exemples de datations de manuscrits qu'il considère comme impossibles et pose l'hypothèse que des résultats peuvent être faussés (datation trop ancienne) par l'effet du climat sur les peaux puis rajoute que « Les résultats de l'analyse C14 sont très utiles en tant que première indication de l'âge des copies, mais leur précision est insuffisante quand il s'agit d'organiser les choses dans une période qui a duré moins d'un siècle »[347]. + +Les études philologiques s’intéressent à la littérature arabe ou non précédant, contemporaine ou postérieure à l'élaboration du Coran, du contexte historique de l'époque où le Coran est apparu, des éléments que découvre l'analyse littéraire dans le texte actuel du Coran[271]. Ces rapports au passé se traduisent dans le texte du Coran par des citations claires, ou allusives aux textes qui le précédent, mais aussi par une reprise et une arabisation de vocabulaire étranger. + +En 1710, John Tolland développa le concept de judéo-christianité et sa proximité avec l’islam. Il remarquait les similarités entre le Coran et le christianisme primitif, en particulier les courants nazaréens et ébionites, et s’en servit pour rappeler aux chrétiens de son époque les origines juives du christianisme et appeler à la tolérance. Plus récemment, c’est d’abord Patricia Crone qui a su rénover l’approche de l’intertextualité et du contexte historique. On notera aussi les travaux de Gabriel Said Reynolds[348]. Emran Al Badawe, regrette que ces études hyper critiques « ont une tendance polémique à retirer à l'Islam sa force créative et le réduire à des débuts hérétiques, c'est à dire illégitimes »[349]. + +De nombreux savants musulmans ont noté l'existence de ces citations, que ce soit Tabari qui avait des origines chrétiennes, ou l’Andalou Ibn Hazm qui étudie les liens de manière très critique. À l’opposé Al Biqai (m.1480) écrit un volumineux commentaire du Coran s’appuyant sur les correspondances avec le texte biblique. Il a une grande révérence pour le texte biblique, et l’utilise souvent pour défendre le point de vue musulman contre des doctrines chétiennes[350],[351],[352]. + +Les inscriptions permettent de mieux connaître les langues pré-islamiques. Se basant sur deux critères (forme de l’article et forme dérivée du verbe), Ch. Robin date les premières inscriptions en arabe aux alentours de 200 av. J.-C. Au Ier siècle av. J.-C. est attesté le plus ancien texte en langue arabe, une stèle funéraire de ‘Ijl. Elle n’est, en revanche, pas inscrite en écriture dite « arabe »[353]. Les langues assimilées aux « parlers arabes » ou « très comparable à l’arabe », peuvent être appelées « nordarabiques »[Note 60],[354]. La première inscription en arabe et en écriture arabe provient du wadi Ramm et semble dater de 300 ap. J.-C.[355]. + +Pierre Larcher fait la distinction entre trois états de langue, l’arabe préislamique, l’arabe coranique et l’arabe classique (qu’il ne définit pas comme une étape historique mais comme une « variété de prestige et […] norme scolaire »). Il fait ainsi la remarque que « l'arabe coranique présente, dans tous les domaines (phonologie, morphologie, syntaxe, lexique, orthographe), un certain nombre de traits qui, ou bien ne sont pas ceux de l’arabe classique, ou bien ne seront pas retenus par ce dernier »[356]. Hicham Djaït fait remarqué que les règles de la linguistique et de la grammaire arabe ont été fixées au IIe siècle, après la révélation coranique, aussi, la plus grande partie du Coran est conforme à ces règles mais y échappe de temps en temps. Il en conclut que ces différences (que certains qualifient de fautes de grammaire) attestent de l'ancienneté du Coran qui aurait conservé ses traits grammaticaux anciens[357],[Note 61]. + +À partir de l'époque Ommeyade, un courant de standardisation et de grammatisation de la langue arabe s’observe dans un contexte politique de tentative de consolidation du pouvoir en place[358]. Ainsi, si l’arabe coranique est central dans les premières analyses linguistiques[358], le Coran par rapport au « parler arabe » (en particulier des bédouins[358]) et ensuite à la poésie préislamique n'a que peu influencé la grammaire arabe dans la rédaction de la première grammaire, le Kitāb de Sībawayh (vers 760- vers 796) contrairement à la grammaire ultérieure où au fil du temps, Coran et hadith finiront par l’emporter sur la poésie[359]. Cette mise en avant de l’arabe bédouin s’explique pour Kouloughli autant pour des raisons politiques (celles de promouvoir une langue peu accessible aux non-arabes et de maintenir une caste de « conquérants ») que religieuses, liées aux traditions de la révélation coranique[358]. + +Selon le verset 195 (S.26), le Coran est écrit en « langue arabe claire ». La tradition comprend et traduit ce terme mubīn par « clair » ou encore « pur ». À propos du premier terme, « clair », la racine byn du mot mubīn « renvoie au sens d'expliquer, de clarifier. Que signifie le fait d'accoler ce qualificatif à la langue arabe ? Sommes-nous en droit d'en conclure que la langue arabe pouvait ne pas être mubīn, claire ou explicite ? Dans ce cas, une première hypothèse consisterait à dire que la langue arabe était multiforme et que certaines de ses formes étaient plus accessibles à la compréhension commune que d'autres. Une autre hypothèse consisterait à dire que l'usage même de la langue arabe pouvait prêter à des variations suffisamment importantes pour en rendre la compréhension plus ou moins difficile aux auditeurs. Quoi qu'il en soit, la question est posée[360]. » Le deuxième terme « n'a aucun sens linguistiquement et historiquement » car « il n'y a aucune raison de penser que l'environnement dans lequel naît le Coran n'était pas, d'une façon ou d'une autre, multilingue (l'ensemble du Proche-Orient l'était) — autrement dit, il convient de reconnaître la présence de nombreuses traces de bilinguisme/multilinguisme dans la langue même du Coran »[361]. S'appuyant sur une recherche de Luxenberg, Gilliot traduit ce terme par « élucidé »/ « rendu clair ». Pour l'auteur, ce terme est lié au Coran qui « explique/interprète/commente des passages d’un lectionnaire en langue étrangère »[362]. + +S'appuyant sur des versets coraniques, des savants musulmans ont émis l'hypothèse que la langue du Coran était un dialecte de la tribu Quraish, identique à la langue poétique. Pour F. Deroche, « Depuis le xixe siècle, les linguistes qui ont analysé le texte ont pris leurs distances avec un point de vue dont le fondement est purement théologique ». Deux théories principales sont aujourd'hui avancées. La première est de voir dans la langue du Coran la koinè poétique arabe classique (‘arabiyya) avec quelques particularités dialectales. La seconde est d'y voir le dialecte de la Mecque devenu la langue poétique classique par la suite[363]. + +L’origine des emprunts coraniques s'étend grandement dans le temps et l'espace, depuis l’empire assyrien jusqu’à la période byzantine. Elle englobe toutes les langues des pays limitrophes de l’Arabie, celles qui appartiennent à la famille sémitique : l’akkadien, l’araméen, l’hébreu, le syriaque, l’éthiopien, le nabatéen, le sudarabique, et les langues non sémitiques des Empires grec, romain et perse[233]. + +Amir-Moezzi fait remarquer que certains mots du Coran étaient déjà considérés comme obscurs au VIIe siècle[364]. De plus, les plus anciens théologiens ont été les premiers à avoir trouvé que certains mots ont une origine étrangère, comme Al Safii (m. 820) qui insista sur la langue arabe du Coran, stipulée par le texte lui-même. Al-Suyūtī qui dénombre 138 mots non-arabes dans le Coran, "est le premier à adopter une classification des emprunts par langues d’origines", avec des emprunts à l'hébreu, au syriaque ou au nabatéen[365]... La position d'Al-Suyūtī concilie deux points de vue : d'une part le Coran contient des mots à racine d'origine étrangère, mais d'autre part, ces mots ayant été intégrés à la langue arabe, ils sont arabes[365]. + +Arthur Jeffery, en 1938, effectue en une synthèse des travaux des savants musulmans (principalement Al-Ǧawālīqī, m1145 et Al Suyuti) et des islamologues (en particulier A. Geiger, Rudolf Dvorak, T. Nöldeke) et établit une liste de 275 mots d’origine étrangère dans le Coran[366]. Plus récemment, Catherine Penacchio fait une recension critique de l’ouvrage, qu’elle appelle à actualiser : + +« Les découvertes linguistiques du XXe siècle, notamment l’ougaritique en 1928 et l’épigraphie nordarabique et sudarabique, qui révèlent des milliers d’inscriptions, nous invitent à un nouvel examen des emprunts lexicaux coraniques. L'objectif est de repositionner ces emprunts dans leur contexte politique et socioculturel, à la lumière de tous les matériaux disponibles : les textes, l'épigraphie, l'archéologie, la linguistique et l'histoire même de ces termes qui ont été très peu étudiés pour eux-mêmes. L'enjeu est majeur, puisque les couches successives d'emprunts dans la langue arabe constituent des traces historiques des contacts des populations arabes avec leur environnement. » + +— Les emprunts lexicaux dans le Coran. Les problèmes de la liste d'Arthur Jeffery. Catherine Pennacchio. Bulletin du centre de recherche français à Jérusalem, 2011[365]. + +Les emprunts à l’hébreu sont dans les premiers à être étudiés, et ce dès 1883 par Abraham Geiger[367]. + +Plus récemment, ce fut l'objet de la thèse de Catherine Pennachio, qui réactualise la liste d'A. Jeffery. Selon elle, la reprise des termes n’est pas un simple transfert, ni forcément une influence subie. Ainsi l’auteur explique que « certains emprunts anciens ont acquis un sens technique nouveau sous l’influence de l’islam et des autres religions, d’autres ont eu le temps de générer des formes dérivées. » Certains termes d’origine hébraïques, ou encore d’origine akkadienne peuvent ainsi avoir transité, et parfois pris un sens nouveau, via l’araméen et / ou le syriaque, avant d’être repris dans le Coran[350]. + +Le syriaque est le dialecte araméen qui s’impose au Moyen-Orient dans les premiers siècles après Jésus-Christ. C’est le langage des chrétiens et celle de traduction de la Bible (Peshitta) et de la littérature chrétienne dans cette région. De nombreuses études ont montré son importance pour l’étude du Coran, non seulement à cause la proximité plus grande de l’arabe avec le syriaque qu’avec le grec, mais aussi d’une culture commune, littéraire et légale, partagée entre les chrétiens d’orients et l’islam. + +Tor Andrae fut un des premiers à noter l’importance du syriaque comme lien entre le Coran et la littérature chrétienne. Il note la proximité du thème des houris avec l’allégorie de la chambre nuptiale des textes d’Ephrem le syriaque[368]. Après lui, Alphonse Mingana, pose que 70 % des termes d’origine étrangère dans le Coran proviendraient de cette langue[369]. + +Le philologue Christoph Luxenberg, renouvelle en 2000 l’intérêt du syriaque pour l’étude du vocabulaire coranique. Sa méthode de travail consiste à expliquer par l’araméen ou le syriaque le sens de passages difficiles ou selon lui mal compris. Partant du principe que les points diacritiques ont commencé à apparaître en arabe au tournant du VIIIe siècle, Christoph Luxenberg propose de les déplacer, pour les mots obscurs, afin de retrouver le sens du texte original. À l'aide de sa méthode, qui consiste à vérifier si les termes arabes n'ont pas un équivalent syriaque, Luxenberg affirme que certains passages coraniques seraient mal interprétés : ainsi, le mot houri signifierait-il raisins blancs, et non pas vierges aux grands yeux et l'expression sceau des prophètes signifierait « témoin », voulant dire que Mahomet est censé n'être qu'un simple témoin des prophètes venus avant lui. Sa thèse générale voudrait que le Coran soit une simple adaptation de lectionnaires utilisés dans les Églises chrétiennes de Syrie, un travail de plusieurs générations pour donner le Coran que nous connaissons aujourd'hui[286]. Si certains chercheurs ont critiqué la méthode ou l'approche de Luxenberg, comme C. Pennachio, qui juge son approche « extrême »[365], d'autres l'ont accueillie avec enthousiasme[370],[371]. Si ses propositions « apportent parfois de bonnes intuitions ou des solutions à des passages difficiles » d’après Emran El Badawi, son travail apporte de nombreux problèmes, notamment par son approche uniquement philologique, qui oublie l’aspect littéraire du Coran et ne fournit pas de corpus syriaque précis qui pourraient être à l’origine des emprunts[349]. À l'inverse, pour Gilliot, à propos d'une référence aux textes d'Ephrem le Syrien, « c'est surtout la nouvelle compréhension et l’arrière-plan syriaque que Luxenberg donne […] qui frappera les esprits »[372]. + +Le dinar et le dirham, deux mots de racine grecque se trouvent aussi dans le Coran. Sont aussi empruntés au lexique grec, la « sema » (signe ou marque d’où « sémantique »), ou « zukhruf, » le titre d’une sourate (de « zooghraphô », « je peins », littéralement « j'écris le vivant », sens dérivé « je décore », « j’enjolive »)[Note 62]. Cette lecture de déconstruction qui substitue une lecture anthropologique a eu tendance à être de plus en plus oubliée ou oblitérée[366],[77]. + + + +Le texte du Coran fait référence à — et cite implicitement ou explicitement — un large éventail de textes antérieurs. Outre la reprise de nombreux thèmes de la Bible (Ancien et Nouveau Testament), le Coran renvoie à tout le corpus monothéiste comme des textes rabbiniques (la Mishna), le Talmud (Chabbat 88)[373], des apocryphes chrétiens (l’enfance de Jésus par exemple) et juifs (Testament de Moïse)[374]. Pour ce qui est des moins connus, on retrouve pour l'Ancien Testament, le Deutéronome, certains psaumes (Zabûr) et pour le Nouveau Testament, le chapitre 6 de l’évangile selon saint Jean, des passages de saint Matthieu ou de la lettre aux Hébreux[375]. « On entend par intertextualité toutes les relations ou réminiscences, conscientes ou inconscientes, d’un texte littéraire qui renvoient à d’autres textes littéraires ou extra-littéraires (traditions orales, artistiques, etc.), et ce, par des citations, des allusions, des thèmes, des gloses ou commentaires, voire par l’ironie, la parodie, le plagiat, le genre, le style, etc. »[Note 63],[376]. Les spécialistes ont tenté de retrouver au moyen des méthodes de la critique interne les liens qui se cacheraient entre les sourates et les textes antérieurs. +Un exemple, parmi d'autres[Note 64], est la sourate al-Qadr dont la plupart des chercheurs jusqu'à une date récente continuaient de suivre l’opinion traditionnelle selon laquelle le premier verset de cette sourate fait référence à la descente de tout le Coran en une nuit[377]. Toutefois, depuis peu la tendance s'est inversée[378][Note 65] et plusieurs auteurs défendent que la principale source de ce passage coranique pourrait être l'hymne sur la Nativité d'Ephrem de Nisibe[379],[380][378]. L'étude du vocabulaire utilisé dans cette sourate parlant de la Nuit du Destin associerait cette dernière au domaine de la liturgie de Noël[381]. Elle évoquerait originellement la descente de Jésus sur terre la nuit de Noël et non celle du Coran[382]. Cette thèse est soutenue par Lüling et Shoemaker, quant à Moezzi, il l'estime plausible[383]. Le texte aurait alors été modifié et réinterprété par « une communauté de lecteurs postérieure »[379]. Ses interprétations peuvent être divergentes. M. Cuypers, quant à lui, rapproche cette sourate avec les deux textes juifs, le Livre de la Sagesse ou le Testaments des douze patriarches. L'auteur pense que s'il y a une référence à Noël, elle serait indirecte[384]. Gilliot, lui, « [a été] convaincu [par Christoph Luxenberg] sur l’influence syriaque dans plusieurs passages du Coran, notamment dans la sourate 100 dans laquelle il voit une réécriture de la première épître de saint Pierre (5,8-9)[385]. ». + +Plusieurs approches, non exclusives, ont permis de comprendre les raisons et implications de tels éléments intertextuels. Bien que « les Écritures mentionnées par le Coran n’étaient ni consignées ni transmises en arabe, sauf peut-être de manière fragmentaire, avant son surgissement au tout début du VIIe siècle »[386], Geneviève Gobillot qui s'est spécialisée dans le domaine de l'intertextualité dans le Coran est arrivée à la conclusion que l’une des fonctions essentielles du Coran est de guider la lecture afin parfois de confirmer et parfois de faire ressortir la vérité des Écritures antérieures. Ce constat semble être devenu un consensus depuis quelques années parmi les spécialistes[387],[Note 66]. Par exemple, le Testament d'Abraham est confirmé comme authentique avec le feuillet d'Abraham du Coran (87, 16-19 et 53, 32-41) alors que les passages violents de la conquête de Madian par les Hébreux dans la Torah (Nombres 31, 1-20) sont corrigés par le Coran (2, 58-60) où il n'est pas question de conquête mais d'installation pacifique[388]. D'autre part, M. Cuypers « propose de comprendre ces références implicites, non comme des emprunts, des imitations ou des plagiats, comme l’a trop souvent fait à tort une critique occidentale polémique, mais comme des relectures de textes-sources, réorientées dans le sens d’une théologie nouvelle, proprement coranique[375],[Note 67]. » + +« Ne comptons pas notre vigile comme une vigile ordinaire. +C’est une fête dont le salaire dépasse cent pour un », +« les anges et les archanges, ce jour-là, +sont descendus entonner sur terre un nouveau Gloria » +(Ephrem de Nisibe, Hymnes sur la Nativité, + XXI:2.1–2 et XXI:3.1–2)[389] + +Quant à lui, Holger Zellentein étudie des textes proches du point de vue coranique, en particulier la didache et les homélies clémentines et note une très forte proximité des thèmes étudiés. En revanche, les points de vue sur ces thématiques diffèrent régulièrement et il pose l’autonomie des différents textes. Il préfère parler d’une « culture légale partagée », judéo-chrétienne, qui peut être restituée par l’étude synchronique des différents contextes. L'étude comparative du Coran avec la didache et les homélies clémentines lui permet de dégager une culture commune aux différents groupes, et axée autour de différents thèmes (les interdits alimentaires, les ablutions rituelles…) dont chacun a une approche particulière[390]. Dans différents articles, il montre que l’auteur du Coran a une profonde connaissance de sa littérature contemporaine, et que les différents emprunts ou références ne sont pas la preuve d’une méconnaissance comme on l’a parfois dit. Au contraire ils sont utilisés habilement de façon rhétorique, « polemically corrective ». Les références selon lui peuvent être doubles et commencer une double discussion, engageant à la fois le judaïsme rabbinique et le christianisme oriental. Les références littéraires du Coran ainsi dégagées permettraient de révéler l’audience du Coran, et donner une meilleure visibilité des courants religieux présents à la Mecque puis à Médine. Par exemple Holger Zellentein propose de voir les Juifs médinois comme suivant principalement les traditions palestiniennes plutôt que le rabbinisme babylonien[391],[392]. + +Une troisième approche est de considérer, vu le nombre de citations et de réécritures, le Coran comme un lectionnaire réinterprété. Pour Gilliot, « Serait-il un lectionnaire, ou contiendrait-il les éléments d’un lectionnaire ? Je suis enclin à le penser. Sans l’influence syriaque comment comprendre que le Coran ait pu reprendre le thème des sept dormants d’Éphèse qui sont d’origine chrétienne[101] ? » « Utilisant ces sources, y compris aussi des passages des évangiles dits apocryphes, Mahomet et ceux qui l’ont aidé auraient ainsi constitué leur propre lectionnaire (qurʾân, mot qui n’est pas arabe, mais qui vient du syriaque qeryânâ, i.e. lectionnaire), pour leurs propres besoins[393]. » Pour l'aa « [l]es passages auto-référentiels du lectionnaire (mecquois) semblent indiquer que ce Coran-là est une sorte de commentaire ou d’exégèse en arabe d’un livre non arabe ou de collections de « textes », ou de traditions, des logia, ou des parties d’un lectionnaire non arabe[98]. » Pour Cuypers et Gobillot, « La meilleure manière d'envisager le Coran, pour y ajuster sa lecture, est sans doute de le considérer pour ce qu'il est en réalité : un lectionnaire liturgique, recueil de textes destinés à être lus au cours de la prière communautaire publique. C'est ce qu'exprime son nom lui-même, puisque le mot Qur 'ân, d'origine syriaque (qeryânâ), désigne, dans cette Église, le texte destiné à la lecture liturgique »[86]. « Que le Coran, surtout celui de La Mecque, est un livre liturgique, est une chose reçue par les chercheurs ; cela a notamment été mis en valeur par plusieurs études récentes de A. Neuwirth »[98]. J. Van Reeth va plus loin en disant que « Le livre révélé que l’on faisait réciter dans la communauté de Muḥammad n’était donc rien d’autre que la Bible syriaque, la Peshiṭṭâ »[98]. + +Avant l'invention de l'alphabet arabe, la langue arabe a pu être écrite avec des alphabets d'autres langues, « notamment les écritures sud-arabique et nabatéenne, mais aussi lihyanite, voire grecque »[Note 68],[394]. Une table ronde a été organisée à l'Institut du Monde Arabe le 20 mai 2016 avec pour titre « Aux origines de l'écriture arabe : nouvelles données »[395] où Christian Robin et Laïla Nehmé ont mis en évidence que l'écriture arabe n'est pas née en Syrie comme on le pensait jusqu'à récemment mais au nord-ouest de l'actuelle Arabie Saoudite puisqu'y furent découvertes des inscriptions plus anciennes à la région qui s'étend entre Al-'Ula et la frontière jordanienne, et à l'est jusqu'à la région de Sakaka. Certaines de ces inscriptions sont datées du IVe , Ve siècle de notre ère et sont caractérisées par une proximité avec l'aire culturelle romaine[394]. Certains auteurs ont défendu une influence syriaque (tout en reconnaissant des influences formelles nabatéennes) comme l'alignement des lettres par le bas ou la largeur de celles-ci[396]. Des inscriptions retrouvées à Najran (sud de l'Arabie) dans un contexte chrétien en écriture arabe archaïque et datant de la fin du Ve siècle montrent une certaine diffusion de cet alphabet[397]. Pourtant, « aucune inscription en écriture arabe du VIe siècle [et jusqu'à 644 ap. J.-C.] n’a été découverte jusqu’à présent en Arabie »[394]. + +Lors de la table ronde, Christian Robin affirme que vers la fin du Ve siècle, l'écriture arabe était déjà probablement bien enracinée dans le sud de la péninsule et qu'au IIIe/IVe siècle, l'écriture sudarabique disparaît du Hijaz[398]. Le projet Digital Archive for the Study of pre-Islamic Arabian Inscriptions dirigé par Alessandra Avanzini (Université de Pise) recense tout de même plus de 150 inscriptions en écriture sudarabique entre le IVe et le VIe siècle[399]. Deux graffiti « certainement d'époque islamique » en alphabet sudarabique sont attestés au Yémen[400]. Néanmoins, pour Robin, « Les systèmes graphiques utilisés dans la péninsule Arabique avant l'Islam étaient trop défectifs pour autoriser la lecture de textes dont le contenu n’était pas connu "à l'avance" ». Cette imprécision a été à l'origine des évolutions de l'alphabet et sa structuration avec les besoins de l'islam[401]. + +Les études du linguiste Robert Kerr proposent une nouvelle approche de l'histoire coranique. L'étude, aussi bien paléographique que philologique, des inscriptions sur pierre, des premières traces de l'écriture arabe et des premiers corans lui permet d'affirmer que les premiers corans ne sont pas écrits en alphabet sud-arabique qu'il pense être utilisé dans le Hedjaz à l'époque de Mahomet mais en arabe d'Arabie Pétrée (Syrie, Jordanie, Iraq actuelles). Pour lui, en l'état actuel de la recherche, « le Coran n’a [donc] pris naissance ni à La Mecque, ni à Médine »[402]. À l'inverse, pour Hoyland, l'écriture arabe est présente dans le Hedjaz avant l'arrivée de l'islam[403]. + +Les travaux de Michel Cuypers permettent une approche originale de la composition des sourates qui diffère de celle connue dans la rhétorique grecque, avec une introduction, un développement et une conclusion. De nombreux chercheurs ne voyaient jusqu'à présent que désordre dans le texte des sourates. Or, la découverte par Michel Cuypers de la composition des sourates selon la rhétorique sémitique révèle au contraire dans le texte une « architecture, parfois très élaborée et même sophistiquée, parfois +plus sobre et relâchée »[404]. Tandis que certains musulmans voient dans le travail de Cuypers et la composition très complexe du Coran une démonstration de l'inimitabilité du Coran, Michel Cuypers « prend soin de ne jamais utiliser ce terme à connotation théologique », se limitant au plan de l'analyse littéraire[405]. + +La rhétorique sémitique, que l'on retrouve dans les écrits du monde sémitique ancien est entièrement fondée sur le principe de symétrie. Celle-ci peut prendre trois formes ou trois « figures de composition »[406] : + +De nombreux textes de l'antiquité utilisent cette rhétorique, notamment des textes akkadiens, ougaritiques[407], pharaoniques[Note 69],[408], de l'Ancien Testament (Exode, Deutéronome, Jonas), du Nouveau Testament (les Évangiles, le Notre Père...)[409], des hadiths... Parmi ces textes, « le Coran pourrait bien s’avérer un représentant éminent de cet art de dire et d’écrire, typiquement sémitique »[410]. + +En poursuivant ses recherches, Cuypers a montré que, dans la sourate 5, al-Ma'ida, les énoncés de portée universelle se trouvent au centre des structures concentriques. Et, selon lui, en rhétorique sémitique le centre constitue le plus souvent la clé d'interprétation pour l'ensemble du texte. Or, il constate dans la sourate 5 une opposition entre les versets centraux tolérants et ouverts, et les versets périphériques, plus sévères et polémiques[375]. Il propose donc que les versets périphériques devraient être compris comme occasionnels et circonstanciels tandis que les versets centraux seraient universels. Toutefois cette interprétation ne se base que sur la sourate 5, seule grande sourate qu'il a pu étudier à ce jour. Une analyse complète du Coran (qui est en cours[Note 70]) est indispensable pour valider la thèse. Cette mise en avant des versets tolérants prend le contre-pied de la doctrine de l'abrogation mise en place par les savants musulmans pour expliquer les contradictions du Coran et qui abroge les versets tolérants par les plus durs[411]. + +Ainsi, dans la sourate 5, les versets 48-50 se trouvent au centre d'une structure concentrique : « Pour chacun de vous nous avons fait une voie et un chemin, et si Dieu avait voulu, il vous aurait fait une communauté unique. Mais il vous éprouve dans ce qu’il vous a donné : Surpassez-vous dans les bonnes œuvres. Vers Dieu est votre retour à tous : il vous informera de ce en quoi vous divergiez ». De même toujours dans la sourate 5, se trouve le verset 69, au centre du passage 65-71 : « Ceux qui croient, et ceux qui pratiquent le judaïsme et les sabéens et les chrétiens, quiconque croit en Dieu et au Dernier Jour, et fait œuvre bonne, il n’y a pas de crainte sur eux, ils ne seront pas affligés »[375]. Certains exégètes affirment que ce verset est abrogé tandis que pour d'autres le passage ne concerne que les chrétiens et Juifs d'avant la révélation coranique. Une minorité enfin reconnaît pleinement la portée de ce verset. Les travaux de Cuypers rejoignent ces derniers puisqu'il « montre que ce verset se trouve au centre du discours, ce qui témoigne, au regard des lois de la rhétorique sémitique, de sa portée fondamentalement universelle et transhistorique »[412]. Ainsi, les deux versets ci-dessus « occupent chacun le centre de deux passages, eux-mêmes situés en des lieux symétriques, dans la sourate 5 »[375]. + +Michel Cuypers « n’exclu[t] pas pour autant que ces versets centraux puissent être des insertions ultérieures, tant ils témoignent d’une conception théologique différente des versets périphériques. » Une telle interpolation pourrait montrer deux états textuels et doctrinaux différents[405]. + +Par ailleurs, pour expliquer pourquoi les premiers commentateurs arabes du Coran à partir du IIe siècle de l'hégire semblaient ignorer la rhétorique sémitique, Michel Cuypers suggère la perte de la connaissance de ce procédé à cette même époque, la rhétorique hellénistique tardive (rhétorique grecque) ayant remplacé la rhétorique sémitique[413]. Toutefois, bien que certains hadiths des recueils d'al-Bukhârî et Muslim[Note 71] (IIe siècle de l'hégire) seraient composés suivant la rhétorique sémitique[414],[415], la tradition les fait remonter jusqu'à Mahomet via les chaînes de transmissions (isnad). E. Pisani, commentant les travaux de Michel Cuypers, s'interroge sur une possible influence substantielle d'une « source » sémitique sur l'élaboration du Coran dont la rhétorique sémitique aurait été inconnue des Arabes[416],[Note 72]. De même, il s'interroge sur l'articulation des résultats de la méthode historico-critique (école hypercritique), qui date précisément la composition du Coran du IIe siècle, avec ceux de l'analyse rhétorique[416]. Notons enfin que Cuypers avait étudié jusqu'en 2014 38 sourates sur les 114[417]. + +La thèse de Michel Cuypers est considérée comme « remarquable » par M. Azaiez[418], « rigoureuse et perspicace » par G. Reynolds[Note 73],[419], son apport « vraiment exceptionnel » pour P. Lory[420] et ses analyses aussi « rigoureuses qu’objectives » par M. Amir-Moezzi[421]. G. Reynolds soulève, tout de même, la question, sur certains cas, de « savoir s'il a découvert la structure avec laquelle l'auteur (ou rédacteur) du Coran a arrangé le texte, ou si au contraire il a donné une structure au texte que l'auteur (ou le rédacteur) n'avait pas prévu »[419]. Cette application de la méthode interroge aussi G. Dye[422]. Cette critique a fait l'objet d'une réponse de Michel Cuypers[423]. + +Le Coran a originellement été écrit en arabe, langue utilisée dans la péninsule Arabique au temps de Mahomet. Pour autant, des mots et des tournures d'origine non arabe y figurent, de même qu'une arabisation de certains termes. + +Certains courants conservateurs de l'islam prétendent que le Coran ne peut exister qu'en arabe et qu'il ne peut pas et ne devrait pas être traduit[424]. L'islam accorde ainsi une importance décisive à la langue (en l'occurrence, l'arabe), comme on le voit par exemple dans la tradition soufie (bien qu'elle soit critiquée par certains courants sunnites, notamment par les salafistes). Certains penseurs musulmans considèrent qu'un Coran traduit n'est plus la parole de Dieu[425]. Le dogme du caractère inimitable du Coran, transcription écrite de la parole divine, et du caractère sacré de la lettre a longtemps servi à s'opposer aux traductions[99]. + +La traduction de ce texte ancien peut être problématique par l'absence de « certitude [sur] le sens qu'avaient bien des termes utilisés par le Coran, dans le milieu où il est apparu. » ou par la polysémie de certains termes. « Une des traductions modernes les plus scrupuleuses, celle de l'Allemand Rudi Paret, est parsemée de parenthèses et de points d'interrogation »[99]. Ainsi, Cuypers cite le premier verset de la sourate 96 : « Lis (ou « proclame ») au Nom de ton Seigneur ! », que la tradition associe à la lecture et à la proclamation du Coran[99]. + +Selon Boisliveau, le mot rendu par lire est iqra', dérivé du mot qara'a qui signifie « rassembler ce qui est dispersé ou épars »[426]. « Or, plusieurs savants contemporains (U. Rubin, A.-L. de Prémare) estiment que philologiquement, la forme verbale utilisée est le calque d'un verbe hébreu, signifiant : « Appelle », « Invoque le Nom de ton Seigneur ». » et serait davantage un appel à la prière et non un envoi[427],[99]. + + + +Bien que la traduction du Coran pose de nombreux problèmes et qu'elle soit rejetée par certains courants conservateurs « littéralistes », celui-ci fut tout de même traduit très tôt, du moins partiellement. Ainsi, selon une tradition musulmane, la première sourate, la Fatiha est traduite du vivant de Mahomet par Salman le Perse afin d'être récitée lors de la prière par les Perses[Note 74],[101], tandis que Ja`far ibn Abî Talib, frère d'`Alî, a traduit quelques versets parlant de Jésus et de Marie en langue guèze (éthiopien classique), lorsqu'il était ambassadeur au nom de Mahomet auprès du souverain chrétien d'Éthiopie, le Négus[428]. Néanmoins, « certaines voix se sont rapidement élevées contre tout effort de traduction coranique »[104]. Parmi d'autres, une traduction complète en persan est, tout de même, établie en 956[104]. + +L'abbé de Cluny Pierre le Vénérable le fait traduire en latin en 1141[429], lors d'un séjour à Tolède. Avec l'aide des travaux de Robertus Retenensis (Robert de Ketton) entouré d'une équipe de collaborateurs (notamment Herman le Dalmate, Pierre de Tolède et Pierre de Poitiers), cette traduction incluse dans un ensemble de textes à visée apologétique (Collectio toletana) se termine en 1143 et se révèle par ses paraphrases peu fidèles au texte, son but étant de démontrer que l'islam est une imposture. Pierre le Vénérable, célèbre polémiste, rédige ensuite des traités dans la même optique réfutant les doctrines israélites et musulmanes[430]. + +Elle est imprimée[Note 75], en 1543, à Bâle par le philologue protestant Theodor Bibliander, pour répondre au développement de l'intérêt pour l'islam provoqué par la pression ottomane en Europe et le développement de l'humanisme renaissant. Cette traduction latine servira de base aux traductions italiennes d'Arrivabene (1547), allemande de Salomon Schweigger (1616), et néerlandaise en 1641, traductions qui restent avant tout une réfutation de l'islam ou ont pour objectif de favoriser le commerce avec les pays arabes[430]. + +La première traduction en français est L'Alcoran de Mahomet d'André du Ryer en 1647, ouvrage réédité jusqu'en 1775 et qui inspire les traductions en anglais (The Alcoran of Mahomet d'Alexander Ross en 1649), en néerlandais (Glazemaker), en allemand (Lange) et en russe (Postnikov en 1716 et Veryovkin en 1790)). Elle porte les mêmes défauts que celle de Robertus Retenensis[431]. La première traduction considérée comme à peu près fiable du Coran en langue occidentale (Latin) est celle de Louis Marracci à la fin du XVIIe siècle, traduction reprise par Antoine Galland (travail de 1709 à 1712, non publié) et Reiniccius en 1721[432]. La première « relativement fiable » en français est celle de Kazimirski (1840)[433]. Cette traduction fera référence jusqu'au milieu du XXe siècle. À partir des années 1950, les traductions scientifiques se multiplient, Blachère en 1950, Masson en 1967, Chouraqui en 1990, Berque en 1991[434]. + +Jusqu'au XIXe siècle, les traductions ayant, pour beaucoup, été des œuvres missionnaires, des traductions anglaises faites par des musulmans sont publiées à partir du début du XXe siècle[101]. En 1925, pourtant, les responsables de l'université al-Azhar ordonnent de brûler les traductions du Coran. Dans les années 1930, deux traductions célèbres, celles de Pickthall (1930, Londres) et celle de A. Yusuf ‘Ali (entre 1934 et 1937), sont publiées. Une traduction publiée par l'université al-Azhar en 1936 fait perdre sa force au débat[101]. La version traduite par Muhammad Taqi-ud-Din al-Hilali (en) et Muhammad Muhsin Khant est, grâce aux soutien de l'Arabie saoudite, la plus répandue[101]. En français, les deux traductions par des musulmans les plus utilisées sont celles de Muhammad Hamidullah (1959) et de Hamza Boubakeur (1990)[101]. + +On recense des traductions complètes ou non dans plus d'une centaine de langues, y compris le kabyle, l'espéranto, le volapük[435]... + +Anglais + +Russe [réf. nécessaire] + +La traduction de Sablukov avait été précédée d'autres, réalisées à partir de versions occidentales : + +Notons enfin, pour mémoire seulement, que le général D. Bougouslavski réalisa en 1871 une première traduction du Coran à partir de l'arabe, qui ne fut jamais publiée. + +Hébreu + +Italien + +Allemand + +Néerlandais + +Espéranto + +Traduction en français du Coran par Claude-Étienne Savary en 1783. + +Coran traduit en anglais par John Medows Rodwell (en) en 1861. + +La couverture de la première traduction du Coran en allemand : Die türkische Bibel (La Bible Turque) (1772) par le Professeur David Friederich Megerlin. + +Coran en arabe et chinois. Il s'agit ici des versets 33 et 34 de la sourate Ya Sîn (36). + +Les premiers ouvrages en caractères mobiles arabes sont édités en Europe. Il s'agit d'ouvrages liés au christianisme oriental (Livres de prière, Évangiles...)[441]. Le premier Coran a été imprimé à Venise en 1537 ou 1538. Cette édition est connue par un seul exemplaire[Note 76],[442]. + +L'imprimerie à caractères mobiles apparaît au Proche-Orient sous l'impulsion de l’évêque melkite d'Alep qui installe la première imprimerie en langue arabe à Alep en 702-1711 puis à Choueir[443]. Pour des raisons économiques et religieuses, l'impression du texte coranique ne se développe que tardivement. Ainsi, dans l'Empire Ottoman, l'impression est interdite par les sultans Bayazid II et Selim Ier. L'essor de la lithographie, technique permettant d'imiter la copie manuscrite, permet son essor à partir du XIXe siècle[444]. L'édition égyptienne du Caire de 1923 donne moins d'importance à l’aspect esthétique du livre-objet[445]. + +« par exemple, l’invocation typologique du meurtre de Caïn (S. 5, 27-37), que l’on ne retrouve dans aucun autre texte de l’Ancien Testament, suit avec exactitude le récit de l’Évangile de Matthieu (Mt 23, 33-38). Cette réécriture typologique à laquelle procède le Coran permet à la fois d’inscrire le texte coranique dans la tradition biblique, tout en donnant une orientation théologique nouvelle dans laquelle la figure de Muhammad apparaît comme celui qui parachève la révélation biblique. De même, Michel Cuypers montre à partir des parallèles structurels entre les versets 1 à 11 de la sourate al-Mâ’ida et ceux du Deutéronome comment la présentation de Muhammad renvoie à la figure-type de Moïse, afin de mieux faire ressortir la grandeur du Prophète de l’islam : « le premier ne pourra pas entrer à la tête de son peuple dans la Terre promise, alors que Muhammad, lui, préside le pèlerinage des musulmans, dans le Temple sacré, centre cultuel de la nouvelle communauté des croyants » (p. 89). » + +— Les lectures nouvelles du Coran et leurs implications théologiques, À propos de quelques livres récents, Emmanuel Pisani, Revue d'éthique et de théologie morale 2009/1 (n°253), Editions du Cerf. + +Erreur de référence : La balise définie dans avec le nom « :31 » n’a pas de contenu. + +Sur les autres projets Wikimedia : \ No newline at end of file